Saisie du dernier numéro de France-Observateur, qui publiait le récit d'un jeune soldat décrivant les atrocités commises en Algérie.
Le dernier numéro de « France-Observateur » a été confisqué, à l'imprimerie, parce qu'il contenait les lettres où un soldat d'Algérie, catholique militant, décrit à son père, les scènes atroces dont il a été témoin.
Cette saisie annonce un grand danger.
Si la presse, si le public en acceptent le principe sans réagir, un pas décisif aura été franchi : chaque lecteur de ce pays acceptera de ne plus connaître bientôt qu'une vérité, celle qu'il conviendra au gouvernement, quel qu'il soit, de répandre.
Je vous livre mon désarroi, écrit à son père le jeune soldat auteur des lettres, pour que vous en fassiez part. »
Ce désarroi ne sera pas connu » Il ne doit pas être connu. Ce que vous savez, taisez-le. Ce que vous voyez, oubliez-le. Ce qui vous étouffe, ne comptez pas le faire savoir. A qui ? Comment ? Par quelle voie ? Bientôt, il n'y aura peut-être plus un journal qui osera accueillir une information dont un ministre pourrait ne pas apprécier la diffusion. Pourquoi s'arrêterait-on à l'Algérie ?
L'engrenage est déclenché. La menace qui plane sur tous les journaux en Algérie et qui s'est abattue cette année sur « France-Soir », « Paris-Presse », « Le Monde », « L'Express », « La Croix », « Témoignage Chrétien », etc., a déjà entraîné la presse à faire le silence sur une partie des informations qui lui parviennent, car il s'ajoute, aux conséquences matérielles d'une saisie, un inconvénient infiniment grave : le discrédit que jette sur le journal incriminé une telle mesure.
Si une partie des lecteurs s'en émeuvent en réalisant qu'ils sont les premiers atteints dans leur droit le plus élémentaire : savoir, une autre partie s'inquiète et se dit : « On ne les aurait pas saisis si ce qu'ils écrivent n'était pas mauvais pour le pays... »
Cette suspicion, qui accepterait de gaieté de cœur de la provoquer ?
Aussi longtemps que l'arbitraire ne sévissait qu'en Algérie, la presse métropolitaine a pris cependant encore quelques risques. Mais exposée à la saisie sur le territoire même de la France, elle redoublera de prudence. Le mensonge par omission gagnera tous les domaines où la vérité n'est pas bonne à entendre pour le gouvernement, et la dictature clandestine de l'Etat s'étendra sur l'information écrite comme elle règne déjà à la radio.
Qui se souvient encore que la tribune des journalistes parlementaires a été supprimée ?
Le jour même, cependant, cela fit quelque bruit. Mais on s'habitue vite...
Cette altération progressive de l'information est la plus dangereuse parce qu'elle se produit sans que l'opinion prenne conscience d'être abusée. Accepterons-nous que se dégradent lentement le journaliste et le lecteur ? Continuer à paraître, en tolérant la menace permanente de saisie, se donner et donner l'illusion d'être libre en ne l'étant point, c'est consentir à une entreprise collective de mensonge clandestin par accord tacite comme il n'en existe dans aucun pays du monde.
Les Hongrois, les Espagnols, les Egyptiens savent, eux, que leur information est incomplète, tronquée, dirigée, soumise à une censure officielle préalable.
En exigeant que de telles pratiques cessent ou qu'une censure officielle soit immédiatement instituée en France, si la situation militaire l'impose, les députés, les directeurs de journaux obtiendraient que les Français soient au moins traités par leurs gouvernants comme des Hongrois, comme des Egyptiens, comme des Espagnols. Et non comme des imbéciles.
Mardi, octobre 29, 2013
L’Express
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