La justice-mitrailleuse

A Nanterre comme à Bobigny, le tribunal siège pratiquement sans arrêt. Que de malheur défile là! Mais au moins il défile vite
Partout, les femmes se sont démenées pour figurer sur les listes en compétition dans la bataille des régionales. Elles s'y trouvent assez nombreuses. Mais quand on regarde les choses de près, que voit-on? Un exemple : la Corse. La liste de la gauche plurielle comporte bien 9femmes, ce qui n'est pas lourd sur 51 candidats, mais surtout la première se trouve en 17eposition! C'est-à-dire qu'on se moque d'elles. Or les femmes corses ont un courage inouï. Ce sont elles qui, les premières, ont osé descendre dans la rue pour dénoncer le terrorisme. La manifestation du 11 février, après l'assassinat du préfet, c'est leur œuvre. Ce sont des lionnes. Pugnaces, elles ont concocté deux listes unisexes, entièrement composées de femmes. Leurs chances sont minces. Elles enragent. La justice est un sujet ingrat, ne fut-ce qu'à cause de son vocabulaire. C'est aussi un sujet de mécontentement général. Délais interminables, divorces qui traînent deux ans, détentions provisoires abusives, tous ceux qui s'y frottent en ont ras les oreilles. Mireille Dumas l'a pris par son bout le plus rose, si l'on ose dire. Là où l'on écoute les gens, chez le juge des affaires familiales ou le médiateur; là où l'auteur d'un délit est jugé en moins de quarante heures. A Nanterre, c'est le substitut du procureur de la République, Jean Berkani, qui décide, à la cadence d'une mitrailleuse, s'il enverra un gardé à vue en comparution immédiate devant le tribunal. A Nanterre seulement, il y en a dix à douze par jour, davantage à Bobigny. Le tribunal siège pratiquement sans arrêt. Un avocat est fourni au prévenu. Ce système de comparution immédiate est vertigineux à observer. Jean Berkani dit à ses collaborateurs : «Le jour où vous dormirez bien, c'est que vous aurez mal choisi votre métier.» Que de malheur défile là! Mais au moins il défile vite. Jorge Semprun en solo chez Bernard Pivot : un homme, parmi d'autres, qui s'est construit sur l'humiliation. Humiliation quand un professeur croit qu'il a forcément «copié» lorsqu'il lui remet un devoir brillant, humiliation infligée par une boulangère qui lui lance : «Voyez ces Espagnols de l'armée en déroute! Ils sont incapables de s'expliquer et ils nous envahissent!» Il a 15 ans et demi... Il décide que plus personne, jamais, ne le mettra au piquet à cause de son accent, qu'il ne sera plus jamais pour personne un Espagnol de l'armée en déroute. Il s'impose de perdre son accent en trois mois et réussit. Il était, on le sait, le fils d'un diplomate «rouge» de grande lignée, en exil après la guerre civile. Aujourd'hui, Semprun se déclare «Espagnol rouge», c'est-à-dire fidèle aux valeurs démocratiques de l'Espagne contemporaine, celle de la République. Sa trajectoire est trop connue pour que l'on y revienne : la politique a été sa vie; la littérature sa passion. Il connaît par cœur des milliers de vers dans trois langues. Il a écrit, avec sa chair et son sang, un chef-d'œuvre, «l'Ecriture ou la vie», qui semble l'avoir délivré. «Adieu vive clarté» est un retour sur sa jeunesse empreint d'émotion. Jorge Semprun est un homme très bien élevé mais il peut être rugueux. Quand on le cherche, on le trouve, et pas seulement si l'on fait preuve de mauvais goût en littérature. A 74 ans, sa violence est intacte. Son visage, superbe, aussi. Jean Rouaud («Droit d'auteurs») a toujours l'air d'avoir passé la nuit sous une grosse pluie. Quand il murmure«Pourquoi le rapport au monde est-il si difficile?», on a envie de dire : oui, pourquoi? Avec son dernier livre, «Pour vos cadeaux», dont l'héroïne est sa mère, avec ses longues phrases bouclées, il conduit au bord des larmes. Emmanuèle Bernheim, au contraire, écrit court, en lames de rasoir («Vendredi soir»). C'est diablement efficace. Elle avait pour lecteur Georges Kiejman. Alors que la plupart des lecteurs priés à «Droit d'auteurs» sont incapables de dire avec simplicité les qualités d'un ouvrage, il fut épatant. C'est beau, l'habitude de la parole. Enfin, François Bon parla bien de «Prison», écrits de soixante jeunes détenus, qu'il a suscités en les faisant travailler. Impressionnant. Duel à fleurets mouchetés Claude Allègre-Charles Pasqua. On avait envie de les mettre au régime tous les deux. Comme les hommes se laissent aller... F. G.

Jeudi, mars 12, 1998
Le Nouvel Observateur