La famille Audimat

Ceux qui plébiscitent Pivot et ceux qui restent vissés devant «Loft Story»... Les mêmes?
La coïncidence entre le raz de marée «Loft Story» et la béatification de Bernard Pivot est piquante. D'un côté, un feuilleton inoffensif mais au niveau zéro de la débilité, de l'autre, un journaliste qui en est arrivé à incarner la littérature. Il fait la une des magazines cotés, Pierre Nora lui consacre un livre-entretien, il est interrogé par Edwy Plenel dans «le Monde des idées» (LCI) qui place, chaque semaine, la barre très haut, il assume avec aisance ce rebond de popularité du meil-leur aloi, même s'il en est surpris. C'est qu'il y a du symbole là-dedans. Ici, une porte fermée sur le Livre, toujours sacré même quand on ne lit pas. En face, la pauvreté de ces nouveaux divertissements et ce que leur succès indique du niveau moyen du jeune public. Ce sont les deux faces de la télévision. Il ne faut pas nier l'une à cause de l'autre. Il faut seulement espérer qu'un service public demeurera, assez vigoureux pour accueillir les futurs Pivot, même s'ils ne sont pas toujours de la famille Audimat. Du temps d'«Apostrophes», les Français interrogés par sondage mettaient cette émission en tête de celles qu'ils préféraient alors qu'elle était, paradoxalement, regardée par une minorité. «Apostrophes», plébiscitée, ne touchait pas le grand public. Mais on avait l'impression de flatter sa propre image en se déclarant spectateur d'une émission littéraire réputée. Aujourd'hui des gens par milliers sont restés vissés devant «Loft Story» tout en clamant qu'un tel spectacle les indigne. C'est le phénomène inverse d'«Apostrophes». Culture encore, dans la bibliothèque meurtrie de Sarajevo, avec un large aréopage, dont Jorge Semprun, Yves Michaud, Bernard-Henri Lévy et deux Sarajéviens qui parlaient un français parfait. Thème de la réunion : la culture sert-elle à quelque chose? A-t-elle jamais empêché une guerre? une barbarie? Non. Plus grave encore : quand la culture devient nationaliste, ancrage dans le terroir, elle sécrète la guerre, la nourrit. Les exemples dans l'histoire sont nombreux. Il ne faut jamais laisser croire à un peuple qu'il est le premier, le plus ancien, que sa langue est la première-née, etc. parce qu'alors il devient aisément fou et cruel. La culture, selon Semprun : «Un ensemble de savoirs qui permet de s'arracher au terroir pour se projeter dans le monde.» Un peintre yougoslave dit son inquiétude devant la prépondérance de la culture américaine. «Sur la forme, ils sont très forts, sur le fond, ils sont prenables.» BHL et Semprun ont essayé de désarmer cette peur si répandue et stérilisante. Superbe, Semprun a lancé: «Hemingway, c'est Maupassant!» Ce qui est vrai. Et BHL: «Il y a trois, six, dix cultures américaines aujourd'hui. L'histoire des cultures est beaucoup plus compliquée qu'on ne le croit.» Il conseille que l'on cesse de pleurnicher sur l'état de la nôtre. C'est toujours un bon conseil (France 2). Cette femme de 62 ans qui s'en est allée aux Etats-Unis faire un enfant avec les ovules d'une autre écœure un peu. Mais à prolonger la vie on prolonge forcément le désir de jeunesse des femmes et des hommes. Dans dix ans, cela paraîtra normal d'avoir pour père une seringue. Un chapitre manque au fameux «Livre noir du communisme», celui de la persécution des homosexuels en URSS (et d'ailleurs à Cuba). C'est à travers des artistes, Essenine, Eisenstein, Paradjanov, le fils de Gorki, Noureev, d'autres encore, que le récit de Frédéric Mitterrand chemine, va et vient de l'ancêtre Tchaïkovski jusqu'aux voyous effrontés qui se droguent et se prostituent aujourd'hui à Saint-Pétersbourg et à Moscou. Les homosexuels vivaient dans la peur d'être découverts, dénoncés, incarcérés. Leur réhabilitation n'est pas totalement acceptée par la société russe hors des grandes villes mais, là, elle semble acquise. Nourri d'archives rares, ce document avait une véritable valeur historique, doublée d'un reportage parfois impressionnant (France 3). F. G.

Jeudi, juin 28, 2001
Le Nouvel Observateur