Biographie de Thérèse Sandreau, récit du mal-être d'une jeune femme
En quelques pages, une jeune femme, Thérèse Sandrau, décolore toutes les confessions autobiographiques qui font rage dans la production littéraire actuelle, et où chacun raconte avec plus ou moins de bonheur sa propre difficulté d'être.
C'est que, soudain, elle a franchi la frontière qui sépare ceux qui peuvent vivre avec leurs fantasmes de ceux qui ne peuvent plus. Mystérieuse frontière sur laquelle elle va et vient, de tranquillisants en crises nerveuses, de psychiatres en cures de sommeil, sans auto-complaisance, sans apitoiement, parvenant à restituer dans toute sa force l'horreur de décoller de la réalité.
De tous les ouvrages de cette nature, c'est à ma connaissance, le premier qui rende sensible au lecteur, avec une remarquable économie de moyens, le flux et le reflux, le mouvement d'un esprit malade.
Une loupe. Et parce que, dans le domaine mental, il n'y a, entre la maladie de quelques-uns et la santé de la plupart, qu'une différence d'intensité dans les constructions délirantes de celui qui affabule, le récit de Thérèse Sandrau est comme le grossissement, par une loupe puissante, d'émotions et de conduites que chacun a pu observer fugitivement en lui ou chez d'autres. Culpabilité, reflet déformé de soi-même dans le regard d'autrui, peurs irraisonnées, gestes incontrôlés, poussés ici au point où celle qui en souffre se trouve retranchée de la communauté des « normaux ».
« La main sur la bouche » commence par un long dialogue entre l'auteur et l'écrivain Léon Aréga, dialogue qui eut lieu et où Thérèse Sandrau puisa la volonté d'écrire, au moment où elle eut recouvré la possession d'elle-même.
Ce n'est pas le meilleur du livre. Mais il est nécessaire puisqu'il pose les raisons que la narratrice a ou croit avoir de succomber à une dépression nerveuse.
Juive. Enfant heureuse entre des parents heureux. Brusquement informée, sous l'occupation, qu'elle est coupable de n'être « pas comme les autres », puisque les autres ne sont pas juifs. Traumatisée par la mort de son père et par l'identification qu'elle fera ensuite entre ce père et un homme qui l'agresse. Pourquoi sa sœur, qui a suivi en apparence un chemin parallèle, ne s'est-elle pas cassée, elle, à l'intérieur ?... C'est le mystère de la chimie personnelle de chaque individu. Mais l'existence de cette sœur ajoute encore à la valeur du récit : elle pose nettement que si le passé de la narratrice doit être connu pour la compréhension de ses fantasmes, il
n'en est que le terreau où d'autres fleurs pouvaient pousser.
Puis c'est la seconde partie. La naissance des troubles visibles, qui commencent par l'angoisse du métro.
« Ça se précipite. J'avais une place parmi les autres. Je commence à la perdre, je chancelle, je suis bien Mademoiselle T, fille de ma mère et de mon père, j'ai une sœur, un emploi, je sors comme toutes les filles de mon âge, j'ai des amies, des flirts, tout est organisé. Il y a une ligne droite, toute droite, elle se brise, comme ça, apparemment pour rien. » Oh ! Maman ! Elle doit quitter son travail. Psychiatre (et non psychanalyste). Drogues. Cures de sommeil. Descente dans son propre enfer. Et, au bout, ce cri, lorsque le psychiatre songe à lui infliger une lobotomie : Oh ! maman, protège-moi, retiens-moi, tu m'as mis la main sur la bouche, tu as empêché qu'ils nous tuent, à présent ils veulent m'ouvrir la tête, tu entends ! M'ouvrir la tête, serre-moi contre toi, ramène-moi dans notre maison, empêche-les de venir, n'ouvre jamais la porte, maman, ou alors il ne fallait pas m'empêcher de rire, tu sais, il ne faut pas sortir de la maison, jamais, dehors, ils tuent, ils enferment, ils estropient, tu comprends, il faut s'enfermer à la maison et ne plus jamais en sortir ! »
La douleur nue. Et un écrivain pour la dire.
Mardi, octobre 29, 2013
L’Express
littérature