La compassion, vous connaissez?

Protestations contre les visites des présidents chinois et iranien, manifestations pour le Tibet et la Tchétchénie... Et si la télévision nous rendait intolérable la souffrance des autres?
Fabuleux! C'était fabuleux, cette demi-finale de rugby contre les All Blacks, réputés imbattables. On exultait à chaque minute, surtout dans la deuxième mi-temps. Le talent éclatait? Il n'y a pas tant de bonnes nouvelles pour qu'on se prive de saluer ce véritable exploit de l'équipe française. Si bon camelot que soit Jacques Chirac, qui fourgue les Airbus ici et là avec une maestria d'enfer, nous avons gardé le président chinois sur tapis rouge en travers de la gorge. Protestations à Paris contre sa visite, et contre celle du président d'Iran, manifestation en faveur du Tibet, pétition dénonçant l'indifférence de l'Europe à ce qu'endurent les Tchétchènes, ces réactions, concentrées en quelques jours, procèdent d'un sentiment très fort et nouveau dans l'Histoire : la compassion à l'égard des victimes. Certains brocardent ces élans du cœur ? sensiblerie ? ou les attribuent à une obscure culpabilité d'Occidentaux repus. Pour sa part René Girard y voit, dans son dernier ouvrage («Je vois Satan tomber comme l'éclair», Grasset), une résurgence en force du christianisme des origines, nullement exténué en dépit des apparences, et il s'en réjouit. Sans doute la télévision, qui nous met sous les yeux la souffrance et le malheur comme jamais auparavant, doit avoir sa part là-dedans? En tout cas la victime est une figure aux visages multiples de notre époque. La démarche de l'humanitaire est dans le droit-fil de cette sensibilité qui se propage. Un signe : pour faire campagne aux Etats-Unis, George Bush Jr se présente comme «compassionate». Compatissant. Un argument électoral inédit. Sait-on comment on réduit un sanglier ou un cerf dans la chasse à courre? On le poursuit. En courant l'animal ne peut pas pisser, il faudrait qu'il s'arrête, et ce n'est pas possible. Quand enfin il s'abat, c'est parce qu'il a une crise d'urémie. C'est ce que l'on m'a raconté, mais on raconte tant de choses sur la chasse, et il y a tant de chasses diverses? A travers un sujet d'«Envoyé spécial» (France 2) tourné chez les chasseurs du Sud-Ouest, on comprend bien que c'est une passion, le plaisir de leur vie depuis que le droit de chasse a été donné aux manants? On tue ensemble, on déjeune ensemble, on chante ensemble. Des hommes en groupe, quoi! Une femme aussi, seule sur le terrain, a parlé. De spasme. D'extase, celle de la traque. Même le curé prêche pour les chasseurs. Ceux-ci ont leur tête politique qui siège à Strasbourg. Il dit :«On est en train de mettre en place certains axes pour la société.» Là, on commence à s'inquiéter. Luc Besson est un cas. Par l'ampleur de ses succès, parce que ce Français tourne ses films en anglais, parce qu'il trouve des sommes colossales pour financer ses entreprises. Depuis «le Grand Bleu» je n'ai pas vu ce qu'il fait, rebutée par la violence annoncée. Mais à l'écouter chez Bernard Pivot («Bouillon de culture», France 2), c'est plutôt un gentil, un hippie monté en graine, coiffé comme un plumeau, sensible, encore plein de rêves d'enfance avortés. Sa Jeanne d'Arc est originale. Elle finit par dire, dans sa prison : «J'ai fait une erreur? Il y a d'autres moyens que la guerre.» On a écrit peut-être deux cents livres sur la Pucelle d'Orléans et tourné une flopée de films, de Dreyer à Rossellini, mais cette lecture du personnage est unique. Jeanne la guerrière devient «laïque et morale». C'est le sens même du film :«On ne peut pas être grande si on a du sang sur les mains.» Luc Besson signe donc la dernière des confiscations de Jeanne d'Arc par des mains sacrilèges. F. G.

Jeudi, novembre 4, 1999
Le Nouvel Observateur