La boîte à malice

La fin du premier tour des élections
Après dix jours de campagne, nous attendions, le mardi 30 novembre, un miracle. Les uns l'espéraient, les autres le redoutaient, ce qui, en matière de miracle, revient au même. Il allait parler. Il allait les remettre à leur place. Il allait apparaître, souverain, et comme d'une autre espèce. Il allait trouver quelque formule fulgurante pour clicher ses adversaires dans la dérision.
Et puis le miracle eut lieu. Mais pas celui que l'on croyait. Le père de la patrie, soudain, ce fut grand-père. Le général, soudain, c'était le maréchal.
Deux projecteurs disposés pour effacer, sous les yeux, des meurtrissures, avaient, de surcroît, tracé sur la lèvre une moustache. Terrible moment. Et curieux effet. J'en connais qui, ce soir-là, et pour la première fois depuis les années 40, éprouvèrent, à l'endroit de celui qui parlait, un reflux de tendresse.
Allons, ce vieil homme hargneux, bougon, au regard blessé, nous l'avions en d'autres temps bien aimé. Mais que l'on pût, fût-ce l'espace d'un instant, s'émouvoir de son déclin, c'était le pire, car il ne s'agissait point de cotiser pour une couronne. C'était le signe que l'ardeur à vivre et à conquérir était dans l'autre camp.
Sacrilège. On l'avait entendue, le samedi, vibrer dans la voix de M. Mitterrand, qui avait ce jour-là trouvé son registre, le lyrisme, pour dire non à l'arme atomique. On l'avait vue, quelques minutes plus tôt, sur le visage net de M. Lecanuet, que le sort a étrangement placé deux fois image contre image avec le président sortant. Coïncidence qui prenait l'allure de symbole. « Champions de la décadence » ? Avec un malheur d'expression dont il devient coutumier, le général de Gaulle se fourvoyait. L'ironie, comme la caricature, doit grossir un trait juste. Celui-là était faux et chacun le sentait.
Alors, quelque chose se mit, ce soir-là, en mouvement, quelque chose d'inappréciable dans son ampleur et dans ses effets. Les jeux n'étaient pas faits, ils étaient défaits. Il ne s'agissait plus de deviner comment allaient se répartir entre cinq candidats les voix des électeurs hostiles à la politique ou à la personne du chef de l'Etat, mais de savoir jusqu'où le trouble avait saisi les gaullistes par inertie, combien reculeraient devant le parricide, combien céderaient à l'ivresse du sacrilège, combien se contenteraient d'en caresser l'idée pour se donner l'illusion de l'indépendance d'esprit et finiraient, le 5 décembre, par se rallier en pensant : « Ce sera pour la prochaine fois. »
Entre le mardi et le vendredi, les opposants pouvaient encore, par leurs discours, glaner quelques voix ici et là. M. Mitterrand s'adressa aux femmes, en feutrant d'un sourire son œil de loup. M. Lecanuet retint, jeudi, les téléspectateurs en les engourdissant d'une berceuse.
La dinde et la farce. Vendredi soir, enfin, le tiers des électeurs se déclaraient encore indécis. L'étaient-ils vraiment ? Non. Ils réfléchissaient, c'est-à-dire qu'ils ajournaient le moment de laisser leur décision affleurer au niveau de la conscience. Tous ceux qui pensèrent, en ouvrant, ce soir-là, leur télévision : « J'espère qu'il sera bon... » avaient, au fond d'eux-mêmes, choisi ce « Il »-là, quel qu'il fût.
Alors, superbe, la parade commença. M. Tixier-Vignancour, qui ne peut décidément rien prendre au sérieux, pas même lui, nous tendit la main en se donnant pour Henri IV avec la tête de Ravaillac.
M. Marcel Barbu nous ouvrit un réfrigérateur. Fâcheuse image, un soir de décembre. On allait y mettre la dinde. Avec la farce.
On perdit les premiers mots de M. Mitterrand, répercutés par l'écho, mais avouez que, ce soir-là, il fut excellent. Sachant, cette fois, accorder son regard et sa voix, son intelligence et son cœur, nouant en un somptueux bouquet les fleurs de rhétorique, il les déposa, frémissantes, au pied de la Liberté.
Hélas ! M. Marcilhacy allait les ramasser et, d'un coup, les faner. A quel point une image chasse l'autre, nous l'aurons appris ce soir-là. Montrant plus d'émotion qu'il n'en provoquait, M. Marcilhacy avait manifestement besoin d'un mouchoir, suffisant, au demeurant, pour recueillir sa poignée , de suffrages. Il avait, disait-il, « rendez-vous avec la France ». Elle allait lui poser un lapin.
Au pas de charge. Restait le suprême combat. Le Général l'attaqua au pas de charge, toute vigueur retrouvée.
Il était à nouveau lui-même, c'est-à- dire écrasant.
Comment, lui succédant, M. Lecanuet sut-il n'être point écrasé ? Par un moyen très simple, mais auquel il fallait penser. Il ne fut pas l'adversaire, mais le fils.
Un peu moins de talent, et l'incroyable ne fût pas arrivé : Charles de Gaulle mis en ballottage par un inconnu surgissant, un soir de novembre, du néant.
Ainsi se terminait, pensions-nous, la première campagne présidentielle française. Pour la première fois, nous allions voter librement — oui, librement, il faut le dire — sans que la peur ou l'ambiguïté de la question posée faussent la réponse. Pour la première fois, les Français allaient, comme les Anglais, les Américains, les Allemands, porter directement la responsabilité de leur choix. Nous devenions adultes. Et à voir l'attention, la passion, le sérieux mis par tous à tenter de se déterminer pour le mieux, on mesure l'irréalisme des vieux chefs politiques qui prétendaient priver les Français de ce droit.
Que reste-t-il de cette expérience nouvelle ? Le premier de ses effets, conjugué avec la télévision, est d'imposer aux candidats une dignité à laquelle chacun a été sensible. L'homme qui se pose en futur président de la République ne peut ni hurler à la haine ni brandir l'anathème. Il ne le peut ni dans le principe ni dans la pratique. Le grossissement de l'écran est tel que le moindre écart de langage devient une indécence. Et puis, qui pourrait supporter sans malaise que l'on vienne porter l'insulte chez lui ?
L'homme qui parle à la télévision ne s'adresse pas à dix millions ou à quinze millions de téléspectateurs. Il s'adresse, sur dix millions d'écrans, à un électeur qui est son hôte, qui le reçoit dans sa famille.
La démocratie. Cet électeur est « cueilli à froid », et non soumis à l'excitation d'une séance publique. Il ne peut pas répliquer. Il est là, cloué. Spectateur ? Non. Interlocuteur réduit au silence jusqu'au moment du vote.
Nous avons tous eu l'occasion de subir, dans une conversation privée, la véhémence d'un contradicteur, et de la trouver insupportable. Nous avons tous éprouvé de la gêne quand on attaquait, en notre présence, un absent qui ne pouvait pas se défendre. En imposant la mesure, la télévision impose le respect de l'adversaire. En isolant l'électeur, elle le prémunit contre le langage de la violence. C'est ce qu'on nomme la démocratie. Qui eût dit qu'elle sortirait, un jour, de cette boîte à malice ?

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express