Jean-Paul Gaultier a choisi FG pour mener cet entretien où il se raconte.
Il a choisi celle dont il admire tant l'intelligence que l'élégance pour mener cette discussion à bâtons rompus. Fascinée par son génie créatif, elle a accepté avec enthousiasme. Quand la grande dame du journalisme et l'enfant terrible de la mode se rencontrent, de quoi parlent-ils?
Françoise Giroud.- Il y a combien de temps que vous faites ce métier?
Jean-Paul Gaultier. - Presque trente ans.
F. G. - Vous faites combien de collections par an?
J.-P. G. - La collection homme et femme, deux par saison, cela fait quatre, plus les deux de la couture, ce qui fait six collections. Sans compter les accessoires, ce genre de choses. À chaque fois, il faut changer, créer... C'est un travail énorme mais j'y trouve toujours autant de plaisir. F. G. - Vous dessinez ou vous travaillez tout de suite sur tissu ?
J.-P. G. - Au début je dessinais, dessinais... Je n'avais pas la possibilité de réaliser moi-même des vêtements. C'est quand j'ai commencé à faire des collections pour d'autres que j'ai compris que le tissu avait beaucoup d'importance. Je me suis rendu compte rapidement qu'entre la feuille de papier, le modèle rêvé, pensé, inspiré et la réalité du tissu et du volume, il y a une marge. Tout peut être remis en question... Maintenant je dirai que j'ai même un plaisir vicieux à partir d'un croquis pour arriver à quelque chose de complètement différent. Cette marge c'est celle du tissu, de l'imagination, et aussi le fait de voir que le corps de la personne qui va le porter s'adapte autrement qu'on ne l'avait prévu, que cet effet de manche en fait n'est pas si bien que cela. En fait, on doit simplifier, élaguer, pour arriver à une proportion qui paraisse juste. C'est plutôt le travail sur le mannequin, sur la personne réelle, qui prime. Un travail beaucoup plus concret.
F. G. - Avant les défilés, êtes-vous angoissé?
J.-P. G. - Au départ, c'était carrément des angoisses au point de vomir. J'avais des nausées une semaine avant. Quand je commençais à voir des gens de la mode dans la rue, je me disais : « C'est la faune de la mode qui arrive avec les journalistes, et le glas va sonner pour moi. » Au moment des défilés, j'étais paralysé. Peu à peu, du fait que je présente ma propre collection depuis 1976, les rythmes ont changé. Avant c'était une question presque vitale du genre : « Je suis dans la mer et il faut que je nage. » Puis c'est devenu : « Il faut que je continue, que j'aille plus loin. » C'est un peu différent. Je me sens toujours mal quand ça approche. Au moment du défilé, après une nuit presque blanche (presque car je commence à avoir un peu plus de monde qui m'aide. Ce ne sont plus les trois nuits blanches de mes débuts), j'ai toujours des appréhensions.
F. G. - Vous faites un métier, un art, une forme d'expression?
J.-P. G. - Cela peut être tout ça, l'art en dernier quand même. C'est un vrai travail d'artisan. Mode d'expression non, ce n'en est pas un. Toute personne faisant un travail s'exprime par ce travail, pour peu qu'elle l'ait choisi. Mais je dirai plutôt que c'est avoir une sensibilité suffisamment ouverte pour ressentir les besoins, coller à son époque. Cela ne va pas jusqu'à être de l'art exposé dans les musées. Pas du tout. C'est surtout utiliser le beau patrimoine d'artisanat que nous avons encore.
F. G. - Est-ce que vous dites parfois d'une femme qu'elle est élégante ou bien trouvez-vous ce mot démodé ?
J.-P. G. - J'ai toujours été fasciné par les femmes élégantes. Quand j'étais petit, j'avais ma grand-mère que je trouvais tout à fait élégante. Elle était sûrement très démodée mais je trouvais ça très beau. Elle était différente des autres. Du début du siècle, elle avait chez elle, des chapeaux de crêpe noir, des couleurs de deuil que j'admirais, sans savoir ce que c'était. Les gens tout habillés de noir me semblaient très élégants.
Après, peu à peu, j'ai vu des femmes éminemment élégantes à la télévision, au cinéma, en photo. Le mot « élégant » n'était plus à la mode dans les années 70. Tout devait être drôle, impertinent. Même si elle s'appelle autrement, l'élégance apparaît aujourd'hui sous d'autres formes. Elle est avant tout dans l'allure de la personne.
F. G. - Les grands de la couture ont une intuition fulgurante de leur temps, Saint Laurent par exemple. Ils ont des antennes. En avez-vous?
J.-P. G. - J'ai l'impression qu'à certains moments j'ai correspondu, peut-être que je corresponds toujours, à certaines choses, à certains mouvements. On disait que j'étais branché alors que je ne l'étais pas du tout. Je n'allais nulle part. Mais à mes débuts, fin 1970, on disait que je correspondais à la sensibilité du moment.
F. G. - On dit de vous que vous êtes un provocateur.
J.-P. G. - La façon dont les vêtements étaient présentés pouvait choquer et étonner. Mais je ne l'ai pas fait pour cela. Je pense avoir été provocateur, j'espère l'avoir été. En matière de mode, si on ne l'est pas, c'est peut-être cela « être démodé ». Être provocateur, c'est peut-être correspondre à une mouvance, faire quelque chose de plus mystique, de plus pur ou de plus baroque, moderne, technique, riche ou pauvre...
F. G. - Pour le créateur, qu'est-ce qui distingue ce qu'on appelle la haute couture du beau prêt-à-porter?
J.-P. G. - À mes débuts dans la couture, j'étais assistant. Ensuite je me suis dirigé vers le prêt-à-porter puisque toutes les places dans la couture étaient occupées. Et puis, il y a eu ce mouvement des jeunes créateurs avec Mugler, Alaïa, et des Italiens comme Armani, Versace... Les gens ont trouvé que ce nouveau groupe était plus intéressant que les autres, du moins que certains (il y a toujours YSL et d'autres) en matière de mode, disons, par ce qu'ils montraient et la façon dont ils le présentaient. Jusqu'à il y a cinq ou six ans, je me disais : la couture est en train de mourir, elle ne correspond plus à rien. Et je n'avais pas envie d'en faire. Puis je me suis mis à en faire, à en lancer moi-même. C'est une chose assez bizarre, je dirai qu'en notre temps où il y a de moins en moins de contacts, où l'on peut tout faire sans bouger de chez soi, le vrai contact humain est un luxe. C'est la chose la plus rare, celle dont on rêve. La couture correspond peut-être à quelque chose de désuet, de traditionnel par la forme et par le fait que l'on s'occupe d'une personne et d'une seule, de cette personne et pas d'une autre. Et c'est quelque chose de fascinant.
F. G. - Revenons à cette notion d'élégance. Ce qu'on appelle la rue n'est pas beau à voir de nos jours. Quand on se souvient de celles qui se débrouillaient avec la petite couturière du quartier...
J.-P. G. - J'ai toujours entendu parler de ces Parisiennes quand j'étais gamin. J'en ai été bercé! J'ai des souvenirs de ma tante, quand j'avais six ou sept ans, qui portait des jupes un peu gonflées sur des shorts assortis avec un bustier, des chaussures à talons en reptile... Pour moi, c'était l'élégance. Par la suite, ma vision s'est un peu affinée. Au début des années 70, il y avait une révolte contre l'élégance traditionnelle, avec les hippies. Ça a changé l'image de la rue. La Parisienne coquette, la femme élégante, on ne la voit plus. On peut la voir en Italie encore. Aux États-Unis même, il y a des élégantes, des femmes qui s'habillent. En France, c'est malheureux à dire, c'est plus rare. Il y en a quelques-unes, très jeunes, avec d'autres codes, à la recherche d'une nouvelle élégance, d'une certaine coquetterie. Parmi les jeunes, il y a les clientes couture qui veulent toujours être flamboyantes. Ce qu'il y a de plus drôle, c'est qu'une partie de ces femmes utilisent leurs vêtements comme une promotion. Elles sont les dinosaures de la couture, ce qui ne veut pas dire qu'elles sont âgées pour autant. Heureusement qu'elles sont là. Mais les femmes coquettes, tout simplement, il y en a très peu en France, très peu... Je vais vous dire quelque chose de très attristant... Enfin, c'est la réalité. En Italie, les femmes ont davantage le sens du beau, le goût du beau, on les entendra dire « ma che bello ! », « c'est joli ». Ce n'est pas réservé à une élite ou à un certain groupe social peut le voir et veut le voir. En France, « beau » c'est pour des peintres, des écrivains, des artistes, mais cela s'arrête là. Là-bas, il y a une volonté de porter quelque chose de remarquable. En France, on se noie dans la masse, on veut être comme les autres. Je ne dis pas que la sobriété soit une mauvaise chose, au contraire. La belle, la vraie sobriété est extraordinaire. C'est là que la personnalité apparaît, que l'état d'âme ressort le mieux. Ici, c'est presque l'uniformité par la médiocrité.
F. G. - Il y a trente ans, on se précipitait sur le numéro spécial collections de « Elle » pour connaître les tendances de la mode. Aujourd'hui personne ne consulte un magazine de mode pour s'habiller.
J.-P. G. - C'est vrai. Je me souviens que quand j'étais plus jeune il y avait une année marron, une autre bordeaux, les mêmes jupes pour toutes... Aujourd'hui, on note un retour des années 70, la simplicité est une valeur forte. Ça épure un peu tout. Mais dans l'épure totale on arrive parfois à des catastrophes. Car c'est ce qu'il y a de plus difficile à faire, ce qui doit être fait le plus sublimement. Sinon ça peut donner une vraie médiocrité.
F. G. - Cette mode qui ose tout ? Ça donne plus ou moins de liberté ?
J.-P. G. - Ça donne plus de liberté, c'est vrai. De l'autre côté, cela donne plus de confusion et certaines personnes ont plus de mal à saisir cette mode. Il y a un autre phénomène que je trouve assez triste, c'est la médiatisation totale. Les défilés qui passent à la télévision... Les gens regardent comme un spectacle. Avant, la femme qui voulait s'habiller couture, ou même en prêt-à-porter, venait, s'asseyait. C'était la cliente. Elle regardait en pensant à ce qu'elle allait porter. Aujourd'hui, elle regarde l'écran, chez elle, et elle pense : « Ce mannequin n'est pas mal ; elle s'appelle comment... » Et le vêtement est oublié. Peut-être aussi est-ce notre faute... On a fait des choses trop extravagantes. La presse a montré avant tout cette extravagance. Il n'y a plus aucune identification au vêtement, au défilé. Les femmes ne disent plus : « Je voudrais ce vêtement pour moi. »
F. G. - Est-ce que ça vous agace quand on vous dit que ce que vous faites est très beau mais pas portable par n'importe qui ?
J.-P. G. - Ce n'est pas que ça m'agace mais... Cela veut peut-être dire que l'on n'a pas vu tous mes vêtements ou peut-être pas vu de la bonne façon. Car en fin de compte, si mes vêtements ne peuvent pas être portés par tout le monde, ils peuvent être portés par plein de personnes. Pas seulement les jeunes ou les excentriques. Du fait de la couture, on a vu que je pouvais faire du classique, ce que j'ai toujours revendiqué. Cela change mon image d'enfant terrible. À quarante-sept ans, bon...
F. G. - Quand on disait à Dior : « Mais enfin vous ne voyez pas une femme de soixante ans avec cette taille étranglée et ce décolleté ? » il répondait : « Mais avec quoi voyez-vous une femme de soixante ans? »
J.-P. G. - Je ne me sens pas dans la lignée de Dior. Mes personnes cultes, ce sont Chanel, la vraie Chanel, et Saint Laurent. Quand j'ai commencé dans la mode, ce que j'ai montré était en réaction à ce que j'avais vu et qui m'avait choqué, chez Jean Patou par exemple. J'y suis resté deux ans à l'époque de Michel Thomas et Angelo Carsi. Et je sais que chez Patou, les vendeuses avaient des diktats. Dès que c'était beige et or, c'était beau. C'est vrai que cela peut être beau, mais tout peut être beau. Il y avait une étroitesse d'esprit... On bandait la poitrine des femmes. Je me souviens en 1975 d'un mannequin avec les seins bandés. « Pourquoi », ai-je demandé. « Pour lui faire la poitrine plate... », m'a-t-on répondu. C'était laid. Je me suis toujours battu contre le fait de rendre tout le monde semblable. Dans mes premiers défilés, j'ai pris des mannequins qui n'en étaient pas, un groupe de filles que je trouvais mignonnes, intéressantes et correspondant à l'époque. Ça a choqué, on les a appelées les « trois petits cochons ». Puis il y a eu Farida, qui était d'origine arabe, une beauté sublime. Je la trouvais extraordinaire. J'essayais toujours de montrer ce que je trouvais beau moi-même, sans frontières, sans barrières... Après j'ai montré des mannequins de différentes rondeur, de différents âges, de différentes couleurs. C'était ma façon de voir les métissages. Ce qu'a dit Dior, c'est tout le contraire de ce que je pense. Une femme de soixante ans peut être sublime sans avoir besoin de corset. Je ne vais pas essayer de rendre la personne différente de ce qu'elle est en réalité, sauf à faire ressortir sa personnalité.
F. G. - Quelle est votre femme idéale? Madonna?
J.-P. G. - Honnêtement je l'adore et je la trouve étonnante et forte, même si au départ les gens croyaient qu'elle revendiquait le statut de femme objet, en fait c'était le contraire. Elle représentait la femme qui a décidé de jouer de ça en utilisant les hommes comme des objets. C'est quelqu'un d'extrêmement féministe. Justement dans les vêtements que j'ai faits, et c'est peut-être pour ça que l'on a eu et que l'on a toujours une excellente collaboration, j'ai montré la féminité...
F. G. - Comment s'est passée votre collaboration ?
J.-P. G. - Pour être honnête, j'ai toujours été fan de sa musique, je la trouvais très bien, commerciale mais de bonne qualité. Amusante, parce que tout de suite j'ai ressenti qu'elle savait se mettre en scène et qu'elle disait des choses pas mal en s'affirmant. J'ai ressenti son côté anti-femme objet, pas du tout la petite fille très gentille qui ne dit rien. Elle était l'inverse. Sans la connaître, je le sentais. À l'époque, je faisais beaucoup de vêtements du genre guêpières (découvertes avec ma grand-mère), à porter sous des vêtements très masculins. Un mélange de costume masculin et d'extrême féminité. Et je sais qu'elle avait acheté un de ces vêtements pour la sortie de son film
« Recherche Susan désespérément » en 1984. Elle aimait déjà ce que je faisais. On avait donc quelques points communs. Un jour, après le concert de Sceaux, je trouvais étonnant qu'elle soit la première arrivée à une fête organisée pour elle. Par la suite j'ai reçu un coup de fil pour faire les costumes de son prochain spectacle. J'ai fait sa connaissance. J'étais sous le charme. Je me suis retrouvé face à une femme s'intéressant à plein de choses, qui connaissait très bien le cinéma français. Intelligente et cultivée. Une chose que j'avais trouvée époustouflante lors de notre collaboration : je lui proposais des choses mais elle voulait être libre. Elle ne revenait pas en arrière. Le spectacle s'est très bien passé et nous avions organisé une fête avec des personnes dont la présence lui ferait plaisir. Quand on lui a montré la liste elle a demandé : « Mais avez-vous invité Agnès Varda? » Je lui ai demandé : « Comment, tu connais Agnès Varda? » Elle la connaissait pour avoir voulu adapter le film « Cléo de 5 à 7 » avec une personne atteinte du sida ! Cela montre sa personnalité. Ce fut une très bonne collaboration, et rare...
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D'habitude, les chanteurs ou les artistes ne savent pas vraiment ce qu'ils aiment et se font construire leur image par d'autres. Le dernier qui parle a toujours raison. Et l'on change vos projets... Avec elle, ce n'était pas comme ça. Tout est planifié, organisé. C'était assez unique.
F. G. - Le prêt-à-porter est une nécessité économique pour votre entreprise ou une autre façon de créer?
J.-P. G. - Peut-on dire que l'on gagne de l'argent avec la mode maintenant ? Par le parfum peut-être... Mais même avec le prêt-à-porter? Il y a bien un certain prêt-à-porter qui peut gagner pas mal, mais ce sont les vêtements en grande quantité qui rapportent de l'argent. En tous les cas mon prêt-à-porter est luxueux et assez cher. La ligne JPG Jean, avec des vêtements plus abordables, je l'ai faite par nécessité. En pensant à ceux et à celles qui ne pouvaient pas, vu les prix, acheter dans ma grande ligne. À la base, je fais ce métier pour que les gens portent mes vêtements. Plus ils les portent, plus cela veut dire que l'on m'aime ! F. G. - Vous employez combien de personnes?
J.-P. G. - Je ne sais même pas... J'ai l'impression que, à Paris, nous devons être à peu près soixante personnes. Mais je travaille avec des industriels italiens qui me fabriquent, plus les licenciés japonais... Je ne sais pas combien cela peut représenter au total.
F. G. - Vous travaillez beaucoup avec le Japon ?
J.-P. G. - Je dois reconnaître que les Italiens et les Japonais d'abord sont venus à mes premiers défilés. J'étais totalement inconnu. J'ai travaillé, collaboré avec une boutique qui s'appelait Bus Stop, juste en face de l'église Saint-Germain-des-Prés. Ils m'ont demandé de faire des vêtements et ils sont devenus depuis mon licencié japonais puisque la maison mère est au Japon. Ça s'est fait assez vite, en 1979-1980. Ils font des patrons et ils reproduisent. Et on touche des royalties.
F. G. - Racontez-moi une de vos journées.
J.-P. G. - C'est tout bête, avec beaucoup de travail. Je ne me lève pas très tôt. Vers 8 heures. Je prends mon petit déjeuner pendant environ une heure. Je téléphone, je mets des idées en place. Une partie du travail est donc effectuée chez moi. Je pars vers 11 heures pour aller au bureau. Je fais un tour dans la maison, à la presse, aux ventes. Et je vais rapidement vers mon studio où il y a mon atelier. C'est l'endroit où je préfère être. J'y recherche les prochaines collections ; si j'ai des idées, je les mets sur papier, je fais des essayages, je choisis les tissus. En général, je termine assez tard, vers 20 h 30 ou 21 heures. Je pars au plus tôt vers 20 heures.
F. G. - Vous voyagez beaucoup?
J.-P. G. - Beaucoup. Surtout en Italie. On y sent cette espèce de plaisir de bien faire, il n'y a pas cette lourdeur comme en France. Je suis français et j'aime la France, je ne me verrais pas vivre ailleurs, mais ici, quand l'on demande quelque chose, on vous dit souvent que c'est impossible... Tout est un peu lourd. Il n'y a pas cet enthousiasme qu'il y a là-bas.
F. G. - Que pensez-vous des jeunes créateurs français ? Est-ce vrai que la création française va mal et que les Italiens vont tout bouffer?
J.-P. G. - En ce qui concerne l'industrie, c'est déjà fait ! J'en ai vu les prémisses dans les années 1977-1978. J'allais sur le lac de Côme. Les fabricants italiens présentaient leurs tissus dans un château. À ma première collection en France, quand je téléphonai à un fabricant pour avoir des tissus, il me répondait : « Qui êtes-vous? Combien de mètres? » S'il me fallait six mètres, il raccrochait en disant : « Ça ne nous intéresse pas! » En Italie, on me demande ce qui me ferait plaisir, la couleur que j'aimerais, ce qu'il me faut vraiment... Eux ont compris qu'en nous demandant notre avis, non seulement nos défilés font leur promotion, mais ils connaissent les tendances pour la prochaine collection. La première fois que je suis allé dans ce pays pour y travailler avec un fabricant, je lui ai montré des modèles d'imperméables. Et sur les croquis j'avais dessiné sous l'imper un petit pull rayé. Il a regardé tous les croquis et m'a dit : « Il faudra mettre les petits pulls rayés sur les cintres, sous les imperméables, cela rend bien. » Un industriel ! Cela m'a stupéfié. En France, les industriels vous remettent en question sur votre propre travail de styliste en critiquant, et ils vont vous dire qu'ils savent tout mieux que vous. Il y a déjà une espèce de castration. Démolir avant de construire. Alors que l'Italien va non seulement construire, mais aussi rajouter ce petit plus qui fait que l'on sera attiré. C'est ça qui, peu à peu, a fait la supériorité de la fabrication italienne. Les grandes maisons françaises tenaient le haut du pavé avant. Regardez les soyeux lyonnais, ils n'ont pas toujours été comme cela. Il en reste quatre et ils sont rachetés par des Italiens, en plus. C'est effrayant. Quand j'ai commencé la couture, je me suis dit qu'enfin j'allais pouvoir obtenir des tissus couture sublimes. Je suis allé dans des maisons de grande tradition française que je ne prenais pas pour mon prêt-à-porter parce qu'elles étaient trop chères. Je les ai vus tous ces tissus fastueux qui existaient au début du siècle et jusqu'aux années 70, et je peux vous dire qu'ils n'existent plus. Ils sont aux archives et personne ou presque ne peut les refaire. Les maisons sont encore là mais on se demande pourquoi ! Pour mon prêt-à-porter, il y a cette qualité d'avant, avec une main plus moderne. Les Français ont vendu leurs métiers Jacquard soit aux Italiens soit aux Japonais. Ils n'ont plus la possibilité de produire. Le savoir-faire s'est perdu. Tout s'est dispersé. Et du coup je me suis dit que pour la couture j'allais prendre les mêmes tissus que pour mon prêt-à-porter! Excepté les dentelles, les broderies et le travail des plumes qu'en Italie on ne peut pas faire, tout ce travail d'artisanat ne peut se réaliser qu'à Paris, mais à part cela... On en est très malheureux. On aimerait bien que les tissus se fassent toujours ici. J'adore aller en Italie, j'y mange divinement bien, les gens sont charmants, mais être tout le temps entre deux avions, c'est fatigant... Je trouve aussi très triste que la plupart des Français aient ce complexe de supériorité, comme si on était les meilleurs. Mais là, d'autres le sont parce qu'ils ne pensent pas être les meilleurs et travaillent avec la passion qui nous manque. Les Français ont un côté blasé, décadent. Le prêt-à-porter en France, c'est terminé. Terminé. C'est terrible à dire mais il n'y a plus aucun espoir. Ce n'est pas avec des cocktails, en mélangeant les industriels avec les créateurs, que ça va changer quelque chose. Les industriels n'ont jamais rien apporté... C'est l'âme, c'est la volonté de faire encore quelque chose qui manque.
F. G. - Mais c'est très grave ce que vous dites là !
J.-P. G. - On peut encore faire de la couture à Paris. Là j'ai un peu noirci le tableau mais regardez, quand on voit comment cela se passe en Italie, avec Armani ou Versace, par exemple. Ils ont des empires là-bas, et c'est mérité. Les énormes boutiques, dans les endroits les mieux situés, dans les palais. En France ce serait un scandale de mettre des couturiers dans des endroits aussi sublimes. Car on ne doit pas afficher le commerce. En France nous avons un rapport étrange à l'argent. Faire des affaires, vendre, c'est mal vu. Conclusion : on se handicape soi-même car on n'a pas les moyens de bien vendre. Les Italiens n'ont pas ce problème-là. Il faut peut-être ramener cela à la tradition des marchands de Venise, cette tradition de vendre de façon luxueuse. Et ce sont presque des mécènes aujourd'hui. Ils ont ce côté-là, alors même qu'ils sont commerçants, tandis que chez nous le commerce est vulgaire.
F. G. - Mais enfin il y a encore deux ou trois maisons de couture...
J.-P. G. - Ces grandes maisons qu'il y a encore à Paris sont bien différentes de ce qui se passe en Italie. Regardez ces empires qui se sont construits en beaucoup moins de temps, comme celui d'Armani... Ils ont eu des facilités que je n'ai pas eues. Des créateurs ont eu aussitôt des industriels pour les financer. Du coup ils sont montés, ont eu des boutiques partout, et font de la publicité... Regardez même ce phénomène de publicité dans les magazines. À une époque, seuls les fabricants de tissus en faisaient! Il n'y avait pas de répercussions sur le rédactionnel, l'éditorial... Aujourd'hui, c'est le contraire. Il y a carrément des menaces : tant de pages de pub, tant de lignes rédactionnelles... Il y a beaucoup d'argent qui circule. Plus en France qu'en Italie d'ailleurs. C'est un constat. Vous allez en Italie pour les collections? Quand je vais à Milan, la ville de la mode, dès que je donne l'adresse où je me rends, le chauffeur de taxi me dit : « Ah, vous allez à tel défilé? » Même le chauffeur de taxi est au courant ! Les rues sont couvertes d'étendards de publicité pour la mode. C'est assez joli d'ailleurs, avec de très belles photos de qualité. Il y a quelques Français parmi les Italiens, peut-être trois, non deux, enfin un plutôt... Là-bas tout le monde vit à l'heure de la mode, c'est incroyable! Quand j'étais à l'hôtel, j'ai pris le « Herald Tribune », il y avait un supplément de couverture fait par Prada ! Pour eux, c'est quelque chose de normal, pas du tout malsain... La télévision montre les défilés à toutes les heures. Un grand défilé avec tous les créateurs et des stars internationales sera organisé. En France, on va dire « Cela n'intéresse pas les gens. » Alors qu'en fait ce n'est même pas sûr! En Italie tout roule comme cela. La mode, le commerce, cela fait partie de leur façon de vivre, d'être. Nous n'avons pas du tout cela. J'en ai pris conscience un jour. Je me suis dit : pour le prêt-à-porter en France c'est fichu, complètement... Maintenant, aux États-Unis c'est italien à 80%. Avant on prenait comme référence les chaussures italiennes ou les sacs. Maintenant, c'est la mode italienne, pour les vêtements, pour tout, c'est la référence. La couture semble le seul domaine où l'on peut se battre et résister, survivre. Parce que l'on survit. Quand j'arrive à Paris, de retour d'Italie, je vois une énorme publicité. Je me dis « Ça y est! Maintenant on va enfin avoir de la publicité de mode française. » Et là je lis « Lunettes Giorgio Armani ». Voilà.
F. G. - Qu'est-ce qu'il faut pour faire tourner une maison de couture ? Combien faut-il de clients ?
J.-P. G. - Ma maison a deux ans et demi. Au départ, je pensais ne pas vendre une seule robe et dès la première collection j'ai commencé à vendre. Et à faire du sur-mesure. Je ne vendais pas seulement les vêtements du défilé, je travaillais aussi un peu sur les personnes : une robe de mariée... De plus en plus. Et maintenant ce n'est pas énorme du tout, du tout, on ne couvre pas les frais. J'espère que ça va augmenter, j'espère... Mais là, on n'est pas au stade de vraiment rouler. On en est plutôt au stade de rembourser les frais, car une collection haute couture coûte très, très cher. Mais cela fait une publicité importante...
F. G. - Dernière question, de quelle couleur sont vos cheveux quand ils ne sont pas blonds ?
J.-P. G. - Ils doivent être châtain foncé, avec quelques petits cheveux blancs quand même ! Pas mal même... Bientôt je n'aurai même plus besoin de les teindre.