Portrait de Coco Chanel. Vante son élégance, sa maîtrise de soi, sa lutte contre toute forme de vulgarité. Si le portrait est élogieux, il épingle aussi ses défauts.
Elle ne pouvait mourir qu'un dimanche. En semaine, on travaille. Et seule, dans sa chambre de l'hôtel Ritz. S'écrouler, rue Cambon, au milieu de ses Coromandels et de ses bouquets, parmi les cris, le tohubohu, le brouhaha, l'émotion, risquer en tombant que son chapeau bascule, que sa jupe se retrousse, tout cela eût été d'une grande vulgarité. Et, tout au long de sa longue vie, Coco Chanel a combattu la vulgarité, celle du vêtement, mais surtout celle, plus importante, des manières, de l'esprit, du cœur, avec une pugnacité attentive.
Française jusqu'au bout des ongles, elle avait de toutes choses une conception aristocratique, élitaire.
« J'aime que la mode descende dans la rue, disait-elle de sa voix rêche, mais je n'admets pas qu'elle en vienne. »
Et elle, d'où venait-elle ? Les versions variaient, selon les jours. La dernière fois qu'elle m'a raconté sa vie, son père était un négociant en vins de Béziers qui avait fait un enfant à sa mère — et peut-être pas dans les formes de la loi, mais cela restait obscur — avant de disparaître. Puis sa mère elle-même avait disparu. Peu importe la vérité. Ce qui compte, c'est la façon dont elle l'avait vécue, et dont sa mémoire la restituait, chaque fois différente, c'est-à-dire niée, refusée, blessante. Il semblait que tous les parfums d'Arabie ne pouvaient effacer une petite tache, là, et que sa conduite en était affectée autant que le style de ses robes.
Bête, elle eût été snob. Intelligente, et de quelle intelligence plastique et vigoureuse à la fois, elle rallia dès qu'elle le put cette fraction de la société de son temps — l'entre-deux-guerres — qui réunissait la fleur de l'esprit, du talent, de la créativité, et d'un art de vivre poussé jusqu'au plus extrême raffinement. Le luxe, le vrai, est, aujourd'hui, une idée morte en Europe, et n'a jamais existé aux Etats-Unis. Cette petite société-là, qui régnait sur le monde, parce qu'elle régnait sur Paris et que Paris était, alors, la capitale de l'univers, Chanel en fut l'une des effrontées princesses.
Elle avait, en toutes choses, le sens de la qualité. Son discernement s'exerça aussi, semble-t-il, dans le choix des amants qui firent son éducation, ce qui est bien heureux pour une fille. Si Chanel commit des erreurs dans ce domaine, mais qui n'en commet pas, elles furent discrètes infiniment.
Bien sûr, l'histoire du duc de Gloucester, qu'elle aurait refusé d'épouser en déclarant : « Il peut y avoir plusieurs duchesses de Gloucester, mais il n'y a qu'une Coco Chanel », cette histoire est fausse. Un tel propos eût été précisément empreint de vulgarité et elle démentait avec force l'avoir jamais tenu.
Sa dénonciation du crime de vulgarité commis par celui-ci ou par celle-là était inlassable et, ces dernières années, lassante.
« Je vois tout », disait-elle. En effet. Mais au bout de la lucidité que ne compense pas l'indulgence, il ne reste que la solitude. Personne n'était plus seul que Chanel. « L'amour, disait-elle, pour qui ? Un homme vieux ? Quelle horreur ! Un homme jeune ? Quelle honte ! »
Et quand quelqu'un suggérait que, tout de même, si elle avait eu des enfants... elle décrivait, avec une verve féroce, la vérité, selon elle, des rapports familiaux.
Alors autour d'elle, en dépit d'ultimes amitiés acharnées dans la fidélité, c'était le désert. Un désert dont les pierres étaient des émeraudes, qu'elle avait en vrac.
Tous les laxismes lui faisaient horreur, elle qui ne s'en permettait aucun. C'est dire qu'à cet égard elle n'était plus de son temps et qu'elle souffrait à chaque minute. Mais sans jamais donner le moindre signe de fléchissement. La tolérance lui était étrangère ; la compassion, suspecte. Elle traitait et se traitait durement.
Dans son travail, elle se conduisait à la façon des grands chefs d'entreprise du XIXe siècle, implacable à la défaillance que, pour sa part, elle ignorait, adorée et terrorisant tout à la fois, n'admettant pas que l'on eût d'autre souci, d'autre intérêt, d'autre passion que la maison portant son nom, et sachant communiquer cette passion. Quant aux bénéfices, bien sûr, ils étaient pour elle, quoi de plus naturel ? « J'ai tout fait ici, disait-elle, tout. »
Une couturière, Chanel ? Allons donc ! Un patron, l'un des derniers grands patrons autocrates et créateurs de ce pays. Quand ils seront tous morts, et ce sera bientôt fait, on en parlera comme des dinosaures. L'espèce sera éteinte.
Pour elle, au physique comme au moral, elle avait atteint les grands âges en se desséchant. Et, persévérant dans son être comme dans la coupe de ses tailleurs, elle donnait un exemple impressionnant d'intégrité. A 87 ans, irréductible, impérieuse, piaffante, elle dégageait encore plus de force et de flamme que la plupart des jeunes gens. Mademoiselle Chanel était, au sens propre du terme, une personne extraordinaire.
Des robes... D'autres en ont fait. Elle qui avait si fort le sens des valeurs, elle n'eût pas aimé qu'on le perdît à son propos, et que l'on parlât de l'œuvre de Chanel comme de celle de Matisse.
« Nous ne sommes pas des artistes, disait-elle, parlant des couturiers. Nous sommes des fournisseurs. Le propre des véritables œuvres d'art, c'est de paraître laides et de devenir belles. Le propre de la mode, c'est de paraître jolie et de devenir laide. Nous n'avons pas besoin de génie, mais de beaucoup de métier et d'un peu de goût. »
Le plus étonnant, dans sa carrière, ce n'est pas la première partie. Jeanne Lanvin connut une réussite professionnelle aussi éclatante que Chanel et, dans les années 30, Eisa Schiaparelli occupa si bien le terrain qu'en 1938 Chanel abandonnait la couture.
Le plus étonnant, c'est sa résurrection et l'intelligence qu'elle mit à l'accomplir. C'était en 1954. Les Parisiennes n'étaient plus à la mode, ni la mode faite pour les Parisiennes, mais pour une nouvelle représentation de l'idéal féminin, l'androgyne longiligne.
Alors Chanel revint. Elle avait 71 ans. Elle n'avait rien fait depuis seize ans. Elle sut ne rien faire de neuf. Du Chanel, c'est tout. Ce n'est pas une mode, c'est un style.
On connaît la suite. Elle avait mis en d'autres temps toutes les femmes d'Europe et des deux Amériques en noir. Elle les mit en tailleurs imités des siens.
Depuis ce jour, elle se tenait furieuse et droite, comme un capitaine sur le pont d'un vaisseau qui sombre.
Car elle ne voulait pas douter que l'élégance sombrerait avec elle. En quoi elle se trompait. Et, au fond, elle le savait. L'élégance est là, éternelle, sur une fille, un garçon, une vieille dame, tout à coup, au détour d'une rue. Il suffit d'avoir le don pour la réinventer, dans son siècle.
Mardi, octobre 29, 2013
L’Express
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