Pourquoi les Américains, après avoir détruit le fragile tissu du cinéma français,se paieront le patron de Canal+
M6 lance sur le marché du showbiz, si l'on a bien compris, une très jeune personne fort gracieuse. Commentaire de celui qui la vend à l'antenne : «Elle va tout casser parce qu'elle est lookée, vous comprenez, lookée, et qu'il n'y a pas de Française lookée [?].Et puis elle plaira aux vieux messieurs, elle est à peine formée, vous avez vu?» On avait comme une envie de vomir. Six films de Lubitsch plus l'inimitable «Chantons sous la pluie», d'autres bons titres : le cinéma a sauvé l'ultime semaine de l'année. Le spectacle était là et, d'une autre manière, dans les sept heures rétrospectives de Canal+. D'abord, l'année 2000 vue à travers les Guignols dont il ne restait ici que le meilleur. Ensuite, un zapping sur l'actualité des vingt dernières années. Toute l'incurable folie du monde et sa frivolité y étaient, un travail colossal donc, un détricotage de la mémoire. Il mérite un coup de chapeau. D'autant que Canal n'est pas à la fête. C'est de la boucherie que son tout-puissant patron, Jean-Marie Messier, inflige à son équipe. L'effet s'appréciera dans l'audience de Canal si elle remonte, et dans l'action de Vivendi si elle se regonfle. On peut y être indifférent mais il y a dans l'activité débordante de M. Messier un point où, si l'on met le doigt, ça fait mal. C'est sa collusion avec Hollywood. Ça fait mal, alors on n'en parle pas. Les professionnels du cinéma, si prompts à s'enflammer pour un chien perdu, restent cois, M. Bourges et le CSA se font couleur de muraille, les pouvoirs publics sont fascinés par l'audace de Messier et lui ont d'ailleurs consenti des facilités fiscales non exorbitantes du droit commun mais peu courantes, cependant. Ce que M. Messier a fait au cinéma français se résume en une phrase : il a placé le plus grand système de production et de distribution européen ? soit Studio Canal, émanation de Canal+ ? sous le contrôle direct de M. Ron Meyer, grand de Hollywood, PDG d'Universal. C'est tout. Ici, il faut comprendre quelque chose d'essentiel : Hollywood est le pré carré d'une caste dure et close où aucun étranger ne s'est jamais introduit victorieusement. Le cinéma est la deuxième industrie exportatrice des Etats-Unis après l'aéronautique. Annoncer que l'on veut y prendre pied, c'est à peu près comme si on tirait un missile sur leurs usines d'armement. Les Américains ne vont pas réagir dans la précipitation. Ils ont le temps. D'ailleurs, ils sont lents. Mais ils goberont Messier après avoir détruit le fragile tissu du cinéma français. Appendice anecdotique à ce qui précède. On sait que Pierre Lescure, pilier de fondation à Canal+ auprès d'André Rousselet, a tourné sa veste pour suivre le sillage de Messier. C'est lui qui rame, à Hollywood. Or la ministre de la Culture remettait, il y a quelques jours, une Légion d'honneur à Daniel Toscan du Plantier. Parmi les invités, Jean-Marie Messier, Pierre Lescure et André Rousselet. Celui-ci tendit la main à Lescure et chacun put entendre clairement : «Bonjour Laval!» Tout était dit. D'abord la TGB, puis le «Charles-de-Gaulle», maintenant l'Hôpital Georges-Pompidou, qu'est-ce qui se passe? Nous ne savons plus construire? Autour de moi, des médecins exaspérés par ce qu'ils tiennent pour une campagne de dénigrement protestent et disent ceci : «Cet hôpital sera magnifique une fois passé le rodage d'une immense machine. Mais il souffre d'un mal français, les entrepreneurs n'ont pas de services de maintenance. Donc, à la moindre panne, c'est la catastrophe. C'est ce qu'il faut maîtriser. Il souffre aussi d'avoir deux patrons qui se haïssent cordialement depuis trente ans. Pas très opérationnel. Mais ce sera une grande réussite.» Ainsi soit-il. F. G.
Jeudi, janvier 4, 2001
Le Nouvel Observateur