S'interroge sur l'impact de la télévision sur les téléspectateurs. Se fait l'écho des principales visions qui s'opposent sur ce média. Évoque le rapport de l'Américain Kilian préconisant le développement de programmes culturels. Face à cela, regrette que
A quoi sert la télévision ? Nous savons, aujourd'hui, que ce monstre familier dévore, dans la vie des ménagères, vingt et une heures par semaine et, dans celle de leur mari, une heure trente par jour, trois heures le samedi et le dimanche. Mais qui tient l'autre par une chaîne, du poste ou du spectateur, qui est le maître, qui est l'esclave ? La réponse n'est pas évidente.
Un rapport britannique vient de conclure que, dans le domaine électoral, les performances des hommes politiques sont reçues comme des spectacles plus ou moins réussis, mais jamais de nature à modifier une opinion. Il existe peut-être des rapports contradictoires.
Selon Jean Fourastié, les grandes œuvres dramatiques diffusées sur les ondes ne laissent aucune trace dans la pensée, faute de pouvoir être ordonnées dans une culture par le spectateur moyen. Mais certains instituteurs ont noté que, dans leur village, le vocabulaire général s'est sensiblement amélioré.
La télévision ouvre-t-elle l'esprit ou le ferme-t-elle à tout ce qu'elle passe sous silence ? Crée-t-elle de la curiosité ou dispense-t-elle d'en avoir ? Agit-elle comme un stimulant ou comme un anesthésique ? Contribue-t-elle à répandre au moins l'appétit de culture, ou ne propage-t-elle que la cuistrerie ? Participe-t-elle à l'élaboration de la sensibilité ou à l'éclatement de la pensée ? Autant reconnaître que nous l'ignorons. On sait seulement que la désaffection du public dit « cultivé » à l'égard du petit écran va croissant dans tous les pays largement équipés en postes récepteurs.
Qui cela condamne-t-il ? La télévision ou l'usage qui en est fait ? A cet égard, deux écoles s'opposent. La première consiste à assurer que le peuple préfère Homère à Pierre Bellemare et que même s'il n'en est pas conscient, c'est précisément à la télévision de l'en persuader. La seconde tient le petit écran pour un substitut du cirque. Ils ont du pain, qu'on leur donne des jeux, Guy Lux, nous voilà !
C'est une troisième école qui vient de triompher aux Etats-Unis.
Il y a quelques mois, une commission privée, dite commission Carnegie, préoccupée de problèmes éducatifs, s'est émue de constater que les impératifs commerciaux, en contraignant la télévision à rechercher la plus grande audience possible, la conduisent à aligner ses programmes au niveau le plus bas. Niveau insuffisant, en tout cas, pour satisfaire aux goûts, aux besoins et aux intérêts de tous les Américains.
Avec l'assentiment de la Maison-Blanche, la commission Carnegie a chargé M. James Killian d'étudier les remèdes à cette situation. M. Killian est directeur général du Massachusetts Institute of Technology (M.I.T.), centre intellectuel comparable à notre Ecole Normale Supérieure.
Son rapport vient d'être publié, et ses recommandations soumises au Congrès. Il préconise, de toute urgence, le développement et la subvention, par l'Etat, d'un réseau national diffusant à travers tout le territoire des programmes de haute qualité, propres à propager toutes les expressions de la culture scientifique, littéraire, artistique. Il y va, dit-il, de l'intérêt général.
Des fonds considérables seront nécessaires. Mais on jugera de l'effet produit par les recommandations de M. Killian en sachant que la plus grande chaîne de radio-télévision commerciale, la C.B.S., s'est déclarée prête à faire un don de 5 millions pour encourager leur mise en œuvre.
Peut-être ces programmes totalement nouveaux n'atteindront-ils, au début, que le public le mieux préparé à les recevoir. Mais s'ils sont bien conçus, si les meilleurs techniciens sont engagés à se joindre aux meilleurs esprits pour remplir ce qui doit être véritablement une mission nationale, la télévision d'Etat intéressera rapidement, selon M. Killian, un public moins évolué. Cet intellectuel a été, dans ses jeunes années, garçon de ferme et il a quelques idées sur la question.
De toute façon, il ne prétend pas arracher soudain l'ensemble des téléspectateurs américains à ses Mireille Mathieu pour l'initier à Shakespeare. Ni même y parvenir jamais. Il propose, plus exactement, la création d'une sorte d'université moderne dans sa conception et dans sa forme, que chacun pourra fréquenter, s'il en éprouve le besoin, en tournant un bouton.
Parce que ce besoin existe, le rôle de l'Etat est de le combler, voire de le stimuler. Aux chaînes commerciales de répondre au besoin, non moins légitime, de divertissement. Et de continuer à assurer, comme elles le font à merveille, pour le public le plus exigeant du monde à cet égard, l'information politique et parapolitique qui ne saurait être, si peu que ce soit, suspecte de dépendre de l'Etat.
Devant cette tentative, on ne peut s'empêcher de penser, non sans mélancolie, au rôle que joue la télévision française. Non qu'elle soit intégralement nulle. Il lui arrive même de diffuser de bonnes émissions. Mais elle est intégralement révérencielle, soumise au pouvoir que l'on craint, aux intrigues que l'on subit, aux consignes que l'on observe, aux relations de telle présentatrice, aux amitiés de telle productrice ; soumise à tout ce qui ruinerait les efforts de n'importe quelle entreprise privée si elle avait à affronter l'initiative d'un concurrent.
Pour le moment, la télévision française ne risque rien. Pas même quelques saines mises à pied pour incompétence. On ne limoge, à l'O.R.T.F., que pour délit d'opinion. Mais dans un mois, dans un an, la publicité aura pris possession de la deuxième chaîne ou d'une troisième. Le plus curieux serait que nous n'ayons même pas à le regretter.
Mardi, octobre 29, 2013
L’Express
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