Défense du cinéma de Godard
Excusez-moi si je vous demande pardon : les films de Jean-Luc Godard, je les aime. Même ceux que je n'aime pas, comme « Alphaville » ou « Le Petit Soldat ».
Il y a longtemps que cette inclination s'est déclarée et qu'à l'occasion, j'essaye d'expliquer ce qui la fonde, dans l'espoir que d'autres la partageront. Quatre fois « je » en dix lignes, c'est quatre fois trop. Mais la controverse est devenue si âpre qu'il faut à la fois s'y engager, et n'engager que soi.
Godard est fou. Il sait dire le bonheur et la douleur d'aimer. Un Godard parle spontanément un langage où la parole, l'image et la couleur sont intégrées. Deux.
Godard tourne comme on pense, c'est-à-dire dans le désordre de la mémoire et de la sensibilité. Mais c'est lui qui pense, et ce désordre est comme le foisonnement de feuilles et de fruits d'un seul arbre. Sur les branches, des oiseaux chantent et, à travers les feuilles, la lumière joue. Enfin, quelqu'un qui ne pense pas comme on tourne. Trois.
Godard est le premier auteur français de cinéma qui ne se prenne pas pour un scénariste américain. Les Américains savent raconter une histoire. Et pas seulement sur l'écran. Regardez leur littérature. Les Anglais et les Russes savent aussi. Les Français... Il y a Balzac. Bon. Et Maupassant. Peut-être Flaubert. Et puis ? Les Français sont des moralistes », ou des poètes. Dépêtré de l'obligation que les autres se sont faite, au cinéma, de « raconter », Godard est un poète moraliste. Quatre.
Il s'appelle Ferdinand. L'histoire de Pierrot le Fou ? Je ne sais pas. Il doit y en avoir une, mais elle n'a aucune importance. Un homme aime une femme, que voulez-vous de plus ? Il s'appelle Ferdinand. Elle l'appelle Pierrot. Ensemble, ils courent vers le soleil, vers la mer, vers la chaleur, ils traversent des incendies de couleur et des plages de mélancolie, ils sautent d'une voiture dans l'autre, d'un livre à l'autre, d'une humeur à l'autre.
Ils vivent une passion, et sans passion on ne vit pas. On se traîne. Il l'aime, alors elle s'ennuie. Elle en suit un
autre, il la tue, il se tue, tout éclate, oui, c'est quelque chose comme ça, « Pierrot le Fou ». Quelque chose qui éclate. Quelque chose de rouge et bleu, très beau, très tragique, très drôle, et qui vous dilate le cœur et qui vous rentre dedans par les yeux et par les oreilles.
Les gens sérieux ont horreur de ça. C'est un film anarchiste, ils disent. Bien sûr. Interdit, à ce titre, aux moins de 18 ans. Sans doute que, passé 18 ans, il n'y a plus rien à craindre ? La glu est sèche ? Plus question de décoller ? O stupidité de la censure !
Le crève-cœur. Les gens sérieux ont horreur de Godard.
« C'est de la fausse culture qui fait illusion », selon Marguerite Duras. C'est « la futilité au goût du jour », selon « Les Temps Modernes ». La futilité. Un jour, il faudra dresser la liste de ce qui est futile, et... Bon. N'en parlons plus. Godard, c'est aussi « un enfant de génie », « l'honneur du cinéma d'aujourd'hui », selon Aragon. Pour les références, ce n'est pas, voyez-vous, le choix qui manque.
Godard était à l'école, en Suisse, pendant la guerre. Il apprenait Leconte de Lisle et Hérédia lorsqu'un jour, le professeur qui tenait la classe tomba malade. Un autre vint le remplacer, au pied levé, pour un cours. Leconte de Lisle, ça l'embêtait. Il lut le Crève-cœur » d'Aragon.
Qu'il y ait, entre le langage d'Aragon et celui de Jean-Luc Godard, filiation, c'est éclatant. Cette façon de vous parler de Vélasquez en prenant son bain, de ponctuer son récit de « Qu'est-ce que je disais ? », d'écrire comme on fait des bouquets ronds toujours offerts à la même femme, d'accumuler les incidentes, ce langage en volutes identifiable entre tous, en trois phrases chez l'un, en trois plans chez l'autre, c'est celui du lyrisme. Mais Aragon est contrôlé, maîtrisé, organisé. Godard est fou. Fou, vous dis-je. Comme Pierrot.
Mardi, octobre 29, 2013
L’Express
Cinéma