God save the Queen

Sa participation à la cérémonie de la Royal Film Performance donne à FG l'occasion d'analyser la situation de la royauté anglaise
Est-ce l'orgueilleuse Angleterre impavide au sein de l'adversité qui se met en habit de gala pour assister à la Royal Film Performance ? Ou une vieille nation essoufflée dont les traditions fardent le déclin ?
En quelques heures passées à Londres, on ne forme pas un diagnostic que les plus sérieuses études sur la situation de la Grande-Bretagne n'osent prononcer. Mais on hume le climat d'une ville, comme on saisit, sur un visage, une expression.
Londres, cette cité née de l'eau, si belle dans l'air froid qui porte déjà les promesses du printemps, semblait, la semaine dernière, à la fois frivole et accablée.
La santé de la livre n'en est qu'une cause. Le dimanche, dans son éditorial, le « Sunday Times », qui soutient M. Wilson, écrivait : l'espoir n'est plus que cendres dans la bouche ; une succession de fautes consolide le mythe le plus déprimant de la politique anglaise, celui selon lequel le Labour Party est, par essence, incapable de gouverner.
Le lundi, la Royal Performance, grande soirée de l'année organisée à des fins charitables, réalisait la plus forte recette de son histoire : 36 000 livres (environ 450 000 Francs). Le public n'était évidemment pas composé de chômeurs ni de réfugiés du Kenya.
Une étrange soirée, ce gala, où il ne s'agissait, en somme, que de voir un film, « Roméo et Juliette », dans la version cinématographique de Franco Zeffirelli.
Rolls, Jaguar et Bentley, avançant au pas, en files disciplinées et silencieuses, avaient déposé à l'heure dite, devant un grand cinéma de Leicester Square, leur contenu étincelant de femmes en robes longues, élégantes, sophistiquées. Où sont les gauches Anglaises d'antan vêtues de voiles verdâtres ? Disparues avec l'Empire.
C'est une belle salle, en vérité, qui a attendu, parfaitement civilisée, sans un signe d'impatience, l'arrivée de la Reine dont la présence donne à cette manifestation son caractère exceptionnel.
Enfin, elle vint, costumée en reine. Le rite exige qu'avant la projection, elle serre la main d'une trentaine de personnes, producteur, réalisateur, interprètes du film, brochette de vedettes anglaises et étrangères. Sourire, révérence, paroles aimables à chacun, le cérémonial est interminable. Pendant qu'il se déroule, transmis sur l'écran de la salle par la télévision, la même patience fige l'assistance. Si l'Angleterre doit s'écrouler un jour, ce sera dans l'ordre.
L'affaire fut cependant égayée, cette fois, par le prince Charles. Suivant sa mère, il s'attarda à bavarder avec quelques charmantes comédiennes. La Reine, elle, en avait terminé. Ignorant sans doute qu'une caméra était restée braquée sur elle, elle enleva d'un coup son sourire comme on enlève son chapeau et, avec cet air propre aux mères exaspérées par leur progéniture, ordonna du regard à un écuyer : « Allez le chercher. »
Saisissant ce regard en gros plan, la salle se mit à rire. L'écuyer échouant dans sa mission, il fallut que le duc d'Edimbourg s'en mêle et arrache le jeune prince rougissant à la contemplation du décolleté très peu socialiste d'une artiste tchèque. La Reine, remettant son sourire, put alors gagner son fauteuil tandis que douze hérauts en habits dorés sonnaient une adaptation hautement fantaisiste du « God save the Queen ».
Pendant que se jouait cette opérette signée Paramount, une vieille rengaine trottait dans les rares cervelles françaises : « L'empereur, sa femme et le petit prince, sont venus chez moi pour me serrer la pince... » Muette impertinence, incongrue au sein d'une assistance pétrie de dignité respectueuse. Respectueuse de quoi ? D'elle-même, c'est évident. La Reine, ce n'est pas le gouvernement, ce n'est pas l'autorité, c'est l'Angleterre en personne. Qu'elle soit femme lui épargne le côté dérisoire des monarques d'aujourd'hui. Impuissants, les rois sont ridicules. Symbolique, la Reine est attendrissante, un peu lasse sous son diadème.
Après quelques hors-d'œuvre, le film, enfin, commença. Nous étions assis depuis 120 minutes.
L'heureux Zeffirelli, qui ressemble à un lion, était, pour la deuxième fois consécutive, le héros de la fête puisque, l'an dernier, c'est sa « Mégère apprivoisée » qui avait eu les honneurs de la Royal Performance. Le scénariste, il est vrai, n'est peut-être pas étranger à ce doublé. D'autant qu'avec un discernement qui lui fait honneur, c'est au Shakespeare des pièces italiennes que Zeffirelli s'est, jusqu'à présent, associé. Et l'Italie, il connaît. En virtuose.
Connaîtrait-il moins bien l'Angleterre ? Elle est restée pétrifiée devant ce Roméo nu, charmant, lové sur le lit de Juliette encore tout ensommeillée lorsque chante « l'alouette messagère de l'aube ». Et par la voix de ses critiques, elle s'est indignée contre cette shakespeariana.
La grâce, pourtant, en est extrême. Fougueux, juvéniles, ayant enfin, et pour la première fois, l'âge de leur rôle, follement amoureux, avec un grand appétit l'un de l'autre, se butinant, se caressant, très proches de ces jeunes Anglais d'aujourd'hui qui crient : « Make love, not war », séparés par les turbulences des deux bandes rivales qui se battent trop facilement, cette Capulet et ce Montaigu gagnent en crédibilité ce qu'ils perdent en magie.
Ce n'est plus la grande histoire romantique d'un pur et fatal amour tranché par la tragédie, mais la chaude aventure d'un garçon de 17 ans et d'une fille de 14 qui découvrent le feu du désir, et qui n'ont pas de chance.
Pour des oreilles rompues aux sonorités du théâtre élisabéthain, le scandale est grand. Il est entendu une fois pour toutes qu'aucune actrice n'atteint la maîtrise nécessaire pour interpréter Juliette avant l'âge où elle est trop vieille pour le rôle.
Que l'exquise Olivia Hussey, « pendant à la joue de la nuit comme un riche joyau à l'oreille d'un Ethiopien », ébranle cette confortable conviction, c'est une conviction de plus à laquelle il faudrait renoncer, au moment où l'Angleterre n'en a pas trop auxquelles s'accrocher. Les rumeurs irritées qui emplissaient la presse, le lendemain de la Royal Performance, auront renseigné Franco Zeffirelli sur l'ampleur de son crime.
Seul, le prince Charles, soupant au Champagne, à deux heures du matin, à côté de Juliette, semblait pour sa part, prêt à tout pardonner. L'opérette continuait, irréelle, dans ce pays durement frappé.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express