Commente la dernière allocution télévisée du Président Johnson dans laquelle il annonça à la surprise de tous qu'il ne se représenterait pas aux prochaines élections.
Françoise Giroud a vécu à New York cette semaine extraordinaire, où tout à coup un pays semblait retrouver son âme :
« Avez-vous entendu ce que j'ai entendu ?» Ce dimanche 31 mars, la petite phrase du président Johnson annonçant qu'il ne « sollicitera ni n'acceptera » l'investiture de son parti, arrive au bout d'un long discours de façon si imprévue que chacun des 77 millions de téléspectateurs recensés ce soir-là et déjà ensommeillés se demande d'abord s'il a bien compris.
L'a-t-il dit, l'a-t-il vraiment dit ? L'homme qui continue de parler sur l'écran, sans talent et sans regard — depuis qu'il a renoncé à porter des verres de contact, insupportables sous les projecteurs — a les larmes aux yeux derrière ses lunettes. Mais l'habitude est prise de ne pas le croire. La suspicion où le pays le tient a fini par créer, dans l'opinion, l'attitude d'esprit la plus étrangère à l'Amérique, le scepticisme.
Pourtant, c'est un fait, le rusé politicien, le manœuvrier, « le crocodile », est ému et il en devient de plus en plus solennel avec des éclairs de vulgarité. De temps en temps, il jette un coup d'œil sur ses notes. Ou bien hors de l'écran vers sa femme, ses filles et son nouveau ministre de la Défense, M. Clark Clifford, qui sont dans la pièce de la Maison-Blanche d'où l'émission est transmise.
Le secret, de tout temps, a été son arme politique favorite. Avec cette arme, il vient de frapper un coup qui laisse les Américains estourbis. Les commentateurs de la télévision qui lui succèdent immédiatement sont eux-mêmes décontenancés et répètent à l'infini qu'il renonce au renouvellement de son mandat. Sous le choc de cette information, l'ordre d'arrêter les bombardements sur la majeure partie du Nord-Vietnam passe presque inaperçu du public.
Les caméras saisissent un sénateur par-ci, un sénateur par-là, pour qu'ils donnent leur avis. Ils n'ont pas d'avis. Ils sont ahuris et, pendant trois jours, n'importe qui va dire n'importe quoi, n'importe comment. La palme reviendra au célèbre sénateur William Fulbright : lundi, il félicitait le Président ; mardi, après l'annonce des bombardements jusqu'au 20e parallèle, il retirait ses félicitations ; mercredi, après que Hanoi se fut déclaré prêt à un contact avec des représentants des Etats-Unis, il les renouvelait.
Quadrilles. Pendant ces trois jours, dans l'ignorance où sont les politiciens, les commentateurs, et a fortiori le public, des dialogues souterrains entre Washington et Hanoi, la confusion sera totale, la méfiance entière. Plus avisé, peut-être parce qu'il en sait un peu plus, le maire de Chicago, M. Richard Daley, puissant ami du président Johnson, finira par déclarer : « Je propose un moratoire... Que tout le monde se taise pendant trois jours et réfléchisse. »
Mais la jeunesse n'a pas eu besoin de réfléchir. En apprenant le retrait de Johnson de la compétition présidentielle, elle a envahi les rues, elle a clamé sa joie, elle a formé spontanément des quadrilles.