Réaction de Françoise Giroud face à la critique misogyne formulée par François Mauriac à propos des femmes journalistes de L'Express.
Les écrivains français disposent d'un vaste vocabulaire lorsqu'ils veulent fustiger. Et François Mauriac en use avec plus de sûreté que quiconque.
Le choix vigilant des mots l'a conduit à employer un adjectif, « féminisé », pour qualifier dans son dernier « Bloc-notes » l'esprit, ennemi du sien qui, selon lui, infecte la moitié sud de l'hebdomadaire auquel il collabore régulièrement. Il dit bien : « infecte ».
Il me faut ouvrir ici une parenthèse personnelle pour éviter les malentendus. Aucun lien, hors l'amitié, ne m'attache plus à cet hebdomadaire depuis sept mois. Le sermon que François Mauriac assène aux « dames de L'Express » coupables, ces temps derniers, d'irrévérence à l'égard de Fabiola, d'intérêt à l'égard de Belmondo, et d'arrogance à tous propos, ne me vise donc pas. C'est pourquoi je peux dire qu'il me touche.
Et le dire ici, où l'on a eu la courtoisie de m'accueillir cette semaine, me plaît bien. C'est une affaire à discuter entre gens qui, en quelques matières essentielles du moins, sont cousins.
Ainsi, avec un instinct dont on ose à peine dire qu'il est féminin, tant le terme risque maintenant de lui paraître insultant, François Mauriac attaque, pour se défendre. C'est une très ancienne méthode, dont les héroïnes de Georges Feydeau font à merveille la démonstration.
D'un côté, règne le Bien, c'est-à-dire l'esprit viril, tandis que de l'autre, les Dalila du journalisme tondent en ricanant les Samson innocents, et les conduisent tout somnolents en enfer.
Cette assimilation du Mal à la Femme pour démodée qu'elle puisse paraître, trouvera longtemps encore de l'écho. Et pas seulement, hélas, chez les hommes, car il est plus tentant de s'imaginer diabolique que de se reconnaître humaine parmi les humains. Et combien plus facile de voir en l'Autre le principe corrupteur, plutôt que de se reconnaître corruptible par de petits démons de rien du tout, tels que l'Argent, la Vanité ou le goût du Pouvoir.
Les hommes et les femmes étant ce qu'ils sont — comme dirait un ami de M. Mauriac — il reste à savoir comment on peut espérer des premiers qu'ils traitent les Nord-Africains en égaux, les Noirs en Blancs, et les Blancs en frères, en même temps qu'on les invite à tenir les femmes en mépris. Pas toutes? Thérèse d'Avila et Jacqueline Pascal méritent le respect ? Ces saintes exceptions à la règle de la bassesse féminine n'arrangent rien, il me semble. Ainsi tout antisémite a son bon juif, et tout bien-pensant son bon communiste.
Les hommes de droite sont, eux, conséquents dans leur attitude. S'érigeant en élite, et prétendant constituer une aristocratie, ils ne cherchent ni à reconnaître des égaux ni à en faire. On peut en débattre sur le fond, mais c'est là un système de pensée cohérent, au bout duquel la femme-objet et son autre face, la femme-démon, sont logiquement priées de méditer sur leur origine et de « songer qu'après tout elles viennent d'un os surnuméraire où il n'y avait de beauté que celle que Dieu voulût y mettre ».
Que « féminisé » puisse devenir sur leurs lèvres ou sous leur plume l'épithète de choix pour désigner ce qui leur inspire de l'écœurement, du dédain, et parfois une secrète frayeur, pourquoi pas...
Le monde viril dont ils voudraient être les héros, c'est le monde des petits garçons, Celui où l'on joue aux Indiens, où l'on obéit au chef, où l'on rosse celui qui porte lunettes, et où l'on ignore superbement les filles. Un monde clos, où il est bien dangereux de garder un pied lorsque la barbe vous vient. Outre que c'est celui où, pour finir, les femmes gouvernent.
Mais il n'y a pas de morale de gauche, au sens le plus large de ce terme, qui puisse coïncider avec une vue généralement méprisante de la moitié de l'humanité.
On ne choisit pas ses prolétaires pour les élever généreusement à sa dignité. Ce serait trop facile, en vérité, d'émanciper qui vous convient, individu par individu.
Il se peut que notre époque soit « très basse », comme l'écrit François Mauriac, pour conseiller la contrition à ceux qui ont l'infortune d'y appartenir. Il se peut. Encore qu'il serait aisé de lui opposer, de siècle en siècle, un moraliste chrétien persuadé que l'on ne saurait aller plus bas, et un autre pour répondre, comme Péguy : « Il y a les chrétiens qui s'ignorent », et il y en a d'autres « qui ne s'ignorent pas, mais qui ne sont malheureusement pas chrétiens ».
Qu'il nous pardonne cette époque, c'est la notre. Et la contrition, nous aurions le droit d'y engager aussi ceux qui osèrent baptiser « Belle Epoque » parce qu'elle baigna leur jeunesse, le temps où les enfants travaillaient à douze ans, tandis que Mme Gyp, exquise créature et si distinguée, stigmatisait « Zola la débâcle », « Zola le souteneur ». Il y avait donc déjà des dames qui écrivaient de haut.
On peut éprouver douloureusement les horreurs particulières des temps que nous vivons. On peut choisir de se boucher les yeux et les oreilles, ou encore de déserter la vie et l'action. On ne peut empêcher qu'à travers ces temps, les jeunes gens tracent leur chemin, avec leur démarche à eux, leurs goûts et leurs dégoûts à eux, leur pureté à eux, vers un avenir qu'hommes et femmes ont à construire ensemble, associés et non adversaires.
S'il y en a qu'intéresse M. Belmondo et que la piété de Fabiola n'émeut point, ce n est pas plus grave que de jubiler aux exploits du Pétomane. C'est moins grave. Du moins, il me semble.
Peut-être est-ce moins viril, en effet.
Reste à discuter sur l'opportunité de véhiculer certains sujets dans les journaux qui visent à exalter le meilleur chez leurs lecteurs, et non le pire. C'est une autre histoire dont il faudra parler un jour.
Mais la presse française n'est point, à ma connaissance, entre les mains des femmes. Ce sont des hommes qui la maîtrisent, qui la conçoivent, qui la financent, et qui lui donnent sa physionomie. Je ne vois pas que la rigueur chrétienne et l'exigence de pureté s'y manifestent avec éclat.
Mardi, octobre 29, 2013
France Observateur
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