Faillite de l'intelligence

Le récit de l'acharnement contre «un méchant petit officier juif», Dreyfus

En toute hypothèse, le verdict rendu à l'issue du procès intenté à Laurent Fabius fera scandale. Comme dans toutes les tragédies, et celle du sang contaminé fut immensee il faut un coupable. L'opinion l'a désigné. Un politique de haut rang, c'est l'idéal pour assouvir la demande sociale de punition. En prison, Fabius? Bravo! Enfin! Or l'opinion est reine, dans notre société. Si les juges de la Cour de Justice, en leur âme et conscience, innocentent Laurent Fabius du crime d'homicide involontaire, ce sera un tollé. Mais il a avec lui tous ceux qui n'acceptent pas la criminalisation de ce qui fut peut-être une erreur de sa part, qui remarquent qu'en 1985 le sida n'existait pratiquement pas, qui s'inquiètent de la tyrannie chaque jour croissante de «l'opinion», ceux-là n'accepteront pas en silence une condamnation. Ils crieront très fort ce que pour le moment ils disent en termes mesurés.

Parmi beaucoup d'autres, Jean-Claude Casanova et Pierre Nora se sont exprimés, en ce sens, sur LCI. Laurent Fabius n'est pas sacré. Mais la justice devrait l'être, sans égard pour «l'opinion». Midinette attardée ou comédienne avisée? A voir Christine Deviers-Joncour, on balançait. Cette femme belle encore, qui minaudait : «Je ne suis qu'une pauvre petite chose, je n'ai rien fait, à Elf, je travaillais dur, même la nuit. Roland Dumas? J'étais amoureuse! Il a un charme fou, vous savez?»

A la voir donc, grands yeux caressants, on se disait : joli numéro, même si elle en fait un peu trop. Mais était-ce un numéro, ou bien Christine Deviers-Joncour a-t-elle une cervelle d'oiseau? Quand Elf-Aquitaine a mis à profit ses entrées auprès du ministre des Affaires étrangères moyennant des émoluments soudain fabuleux, elle ne s'est pas posé de questions? Non, non. «Vous auriez refusé, vous? J'ai deux enfants.» Et la fameuse commission de 60 millions? «Elf en verse à tout le monde. Pourquoi on me persécute, moi, et pas les autres?» «Vous voyez encore Roland Dumas? ? Non, nous n'avons pas le droit de nous rencontrer.» Gros soupir. Il a eu à son propos une phrase malheureuse : «Elle n'était pas ma maîtresse. Je n'ai jamais couché chez elle.» Ça se passait où? Sur un canapé du Quai-d'Orsay? Ah, la muflerie de certains hommes... Etonnante personne. On comprend que la juge Joly s'y soit cassé les dents (LCI).

Un bijou, c'est un bijou que Pierre Dumayet et Robert Bobert ont réalisé pour Arte sur le sujet le moins propre a priori à séduire : l'affaire Dreyfus. Personne n'en ignore les péripéties, mais justement le travail de Dumayet ne portait pas sur les péripéties. D'abord sur le climat de l'époque, l'airdu temps, l'antisémitisme furibond bien antérieur à l'Affaire. L'obsession de l'Allemagne, heureusement l'armée est là. Puis la fracture de la France, au fur et à mesure que la vérité concernant Dreyfus se fait jour, et qu'elle est honnie. Zola en figure de proue des intellectuels dreyfusards parmi lesquels on trouve Anatole France. Les autres intellos? Farouchement contre. Barrès bien sûr, Léautaud, Paul Valéry, oui, Valéry, qui manque de se brouiller avec Gide son ami quand celui-ci soutient Zola; Henri de Régnier, qui écrit : «Ce méchant petit officier juif a causé bien des tracas.» Maurras, évidemment. Ils sont là, épinglés, citations tirées de leurs lettres, de leurs articles, ignominie de la presse. Ce sont surtout les scientifiques qui ont été dreyfusards, choqués par la faillite de l'intelligence que représentait l'adhésion aux mensonges de l'armée. Un document cruel pour ceux qui font métier de penser. Il fallait avoir l'idée de le réaliser. Deux mots sur la parité, qui a fait l'objet de piaillements à «Polémiques». Ne nous énervons pas. Elle entrera dans les faits parce que, plus qu'une loi, c'est un symbole. Cependant, gardons les yeux ouverts. L'Assemblée n'est pas un lieu de pouvoir, ou si peu. Les politiques n'ont plus de pouvoir en un temps où la moindre réforme met les gens dans la rue, arrête les trains, où l'adhésion des citoyens n'est pas requise tous les cinq ans mais soumise chaque jour à sondage. Le vrai pouvoir, de nos jours, est économique. Quand des femmes seront PDG de la BNP, Paribas, la Société générale, le Crédit lyonnais, alors, oui, quelque chose de fondamental aura changé. 

Jeudi, février 11, 1999
Le Nouvel Observateur