Face à la vérité

Analyse les conclusions à laquelle sont arrivés les hommes politiques à la suite des élections, et réfléchit à nos rapports avec la vérité. La propension à nier le vrai. Prêche pour une information complète des hommes. « Peut-être finira-t-on par découvri
La vérité est-elle bonne à dire ? Sur un point précis, les médecins anglais viennent de se prononcer : les chances de guérison d'un malade sérieusement atteint sont d'autant plus grandes qu'il est exactement informé de son état. De nombreux médecins français partagent ce point de vue, en particulier en ce qui concerne les cancéreux. La coopération du malade est nécessaire à sa guérison éventuelle. Elle n'est effective que s'il fait face à la vérité.
Cela va contre toute une philosophie, selon laquelle la connaissance de la vérité nuit au courage et paralyse l'énergie. Nous venons d'en voir l'application, dans le domaine politique, entre les deux tours des élections, où nous eûmes parfois l'impression d'être traités comme des enfants, par les hommes de gauche comme par les hommes de droite. Mais de la part des seconds, c'est dans l'ordre des choses. De la part des premiers, c'est le contraire de ce qu'Alain appelait « le lyrisme de gauche », selon lequel l'honneur de l'homme serait de vivre selon le vrai.
Or, des résultats du premier tour, quelles conclusions les intéressés ont-ils officiellement tirées ? « Le parti du chef de l'Etat a été mis en minorité » (P.S.U.). « C'est une grande victoire politique » (P.C.). « L'avenir nous appartient » (M. Jean Lecanuet). « Une opposition grandissante des électeurs français à la politique de la Ve République » (M. Cazelles, secrétaire adjoint de la S.F.I.O.). Et M. Mendès France lui-même, si attentif à la rigueur, s'est senti contraint d'écrire : « Nous devons l'emporter... Certains des nôtres pensent que ce sera dès dimanche prochain... » Et d'envisager la gauche « pressée par la nécessité de gouverner ».
Pourquoi ? Pourquoi cette obligation ressentie de forcer la vérité, une vérité qui n'était pas de commentaire, d'appréciation, de sentiment, mais simplement contenue dans les chiffres ?
Cette question va bien au-delà du comportement des hommes politiques dans le feu de la bataille. Elle touche au fond de nos rapports avec le vrai.
En règle générale, nous ne voulons pas le connaître quand il va contre ce que nous pensons. Mieux : il nous arrive de ne pas le voir, de ne pas le lire s'il est écrit, de ne pas le retenir si nous l'avons lu, de sélectionner inconsciemment, parmi les informations de toute nature qui nous parviennent, celles qui alimentent nos préjugés ou nos jugements. Dans le domaine du sport, on observe parfois, en France, cette étonnante réaction à l'issue d'un match international : « Oui, nous avons perdu, mais nous n'avons pas vraiment perdu puisque nous avons mieux joué et que nous aurions dû gagner ! »
Est-ce excès d'assurance ? Au contraire. C'est une manière d'insécurité. Nous vivons tous à l'intérieur d'un système de pensée et de valeurs que nous avons plus ou moins péniblement édifié. Qu'une grosse cheville casse dans cette construction, et des pans entiers peuvent s'écrouler. Reconnaître que l'on s'est trompé dans une matière importante, ce n'est pas s'avouer une erreur, c'est remettre en question tout ce sur quoi on était si assuré d'avoir raison. Tout ce sur quoi on a parfois bâti sa vie.
Aussi est-il extrêmement rare qu'un homme soit capable de dire : « J'ai fait fausse route... », quand il s'est profondément engagé. Et lorsque le poids du vrai est trop lourd pour être secoué, il est encore plus rare que l'on sorte d'une telle épreuve sans en être de quelque façon brisé. On l'a vu, au plan politique, avec les staliniens, assommés après les révélations du XXe Congrès. Seuls les grands caractères supportent la contradiction que les faits apportent à leurs convictions sans en être atteints dans leurs forces vitales.
L'assurance est nécessaire pour agir, l'optimisme, indispensable pour entreprendre — qu'il s'agisse de gagner un slalom, de réussir un examen ou d'emporter une élection. Mais faut-il vraiment y ajouter la négation du vrai ? Est-il inévitable de confondre ce qui est avec ce que l'on veut faire être, pour garder intacte la force qui soulève les montagnes ?
C'est un point de vue largement partagé. J'avoue n'y pas souscrire, ayant observé plus de montagnes inamovibles que de leviers triomphants, quand ils avaient perdu le sens du réel.
Préserver à tout prix confiance en soi et optimisme, c'est une règle d'action impérieuse. A cet égard, il est par exemple de bonne hygiène, dans le courant de la vie, de ne jamais chercher à connaître le mal que l'on dit de nous, ou le scepticisme que soulèvent nos projets. Il faut se garder, au contraire, d'en être informé. Car ce que l'on pense à notre sujet n'est pas plus « vrai » que ce que nous pensons. Ce qui est vrai, c'est seulement qu'on le pense. Le savoir peut affaiblir, il est bien rare que l'on en tire profit.
Mais toutes les vérités ne sont pas soumises au prisme du jugement personnel. La bouteille à moitié pleine ou à moitié vide offre une vérité concrète : son contenu. De quelque façon qu'on le regarde, il représente un demi-litre d'eau. Le vrai est toujours concret. Même dans le domaine des sentiments où, au lieu de s'interroger sur l'amour et l'amitié que l'on inspire, on se trouve souvent mieux de s'interroger sur les preuves d'amour ou d'amitié que l'on reçoit. La réponse n'est pas forcément agréable. Elle a de bonnes chances d'être plus qu'une autre près du vrai.
Si l'on découvre aujourd'hui, en médecine, que l'homme exactement informé est mieux qu'un autre apte à guérir, peut-être finira-t-on par découvrir qu'en toute manière l'homme en prise sur le réel est, mieux qu'un autre, apte à le transformer.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express