F…-nous la paix !

Lettre imaginaire adressée à M. Garry Davis, premier citoyen du monde, qui oeuvre pour le maintien de la paix. FG doute que cette paix soit possible.
GARRY DAVIS, premier citoyen du monde, a parlé vendredi devant 2.500 personnes, tandis qu'aux portes de la salle Pleyel 3.000 Parisiens étaient refoulés par un service d'ordre féroce gui redoutait apparemment, et avec quelque raison, que l'on se batte pour entendre exalter la paix.
Ecrire à M. Davis, après le professeur Einstein, président symbolique de cette réunion, ce que l'on pense de son initiative peut paraître bien prétentieux.
Aussi n'écrirai-je à M. Davis, en qualité de citoyenne du même monde, que si les lecteurs de Carrefour, qui ont voix, au même titre, à ce débat, sont d'accord avec moi.
Dans ce cas, je lui dirais :
« Vous ne vous élevez pas contre le brouillard ou la polyomiélite qui font chaque année plus de victimes que la guerre, sans doute parce que ces phénomènes vous paraissent inévitables.
» La guerre vous semble donc évitable. Quand vous aurez détruit dans le cœur des hommes la notion de propriété, d'honneur, de conquête qui les pousse si fort à convoiter une situation ou une femme, et qu'il faudrait arrêter aux frontières de l'Alsace et de la Lorraine ou de la Tchécoslovaquie, elle sera évitable.
» Rien n'autorise à penser que vous échouerez fatalement dans une entreprise qui mérite au moins le respect, puisqu'elle semble, de votre part, totalement désintéressée et que, pour obtenir la paix, vous avez sacrifié la vôtre. A 27 ans, pilote brillant, fils aisé d'un chef d'orchestre connu et d'un pays libre, vous avez renoncé à votre tranquillité personnelle dans l'espoir d'assurer celle du monde.
» Seulement, lorsque vous demandez : « Voulez-vous la paix? » et qu'on vous répond : « Oui », croyez-vous honnêtement qu'il y ait là de quoi espérer ?
» Je veux, vous voulez, il veut sincèrement protéger
« sa paix», sa maison, ses enfants, sa terre, sa vie, celui qui vous répond ou qui vous appuie. Mais que lui importe la paix des autres ?
» En France même, pays de la générosité, le seul où pouvait naître votre initiative, qui se soucie des morts et des ruines de Palestine, de Chine, de Grèce ?
» Un jour peutêtre les problèmes d'où naissent les guerres se régleront pacifiquement. Mais le soir de votre conférence, refluée vers la sortie avant que d'avoir pu entrer, j'ai dit au directeur de la salle ; « Monsieur, j'ai besoin d'entendre... Je ne suis pas ici par simple curiosité, mais pour faire mon métier. Aidez-moi... »
« Ah ! f...-nous la paix... » m'at-il répondu.
» J'admire, monsieur Davis, que vous ayez fait salle pleine à Pleyel par un soir de pluie, qu'obscur anonyme vous ayez attiré sur vous l'attention du monde et de M. Einstein, l'enthousiasme de Vercors, de Camus, de Martin- Chauffier. Mais avez-vous entendu parler d'un homme qui a dit :
« Aimezvous les uns les autres », et qui, depuis vingt siècles, attire dans les lieux où l'on parle en son nom un public plus nombreux et plus fervent que n'en attireront jamais vos réunions ?
» Depuis vingt siècles, il a obtenu des hommes d'infinis renoncements et qu'ils maîtrisent douloureusement leurs plus antiques instincts, mais jamais les voix de cent chrétiens ne se sont élevées en même temps pour dire : « Nous ne ferons pas » la guerre, nous ne tuerons pas » notre prochain. »
» Il leur offre cependant la paix intérieure et la vie éternelle. Et vous ne leur proposez qu'une paix extérieure et provisoire, comme leur vie terrestre.
» Moi non plus, je ne me sens pas capable de faire la paix et j'ai toujours du mal à prononcer avec sincérité :
« Pardonnez- nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés... »
» Alors, aux cent hommes qui tiennent entre leurs mains le sort du monde, je dis très humblement :
» Je ne crois pas plus aux instincts pacifiques des autres qu'aux miens. C'est pourquoi je vous demande, vous qui vous êtes placés vous-mêmes dans le cas de nous conduire vers la paix ou vers la guerre, de voter une loi internationale exigeant qu'à chaque déclaration de guerre les gouvernants d'un pays soient contraints de tuer leurs fils de leurs propres mains.
» Alors je croirais à l'avenir de la paix. Car ce sont toujours eux qui décident, monsieur Davis, et ce ne sont pas NOS fils qui les intéresseront jamais. »