Expérience à Broadway - « On rembourse les spectateurs mécontents ». Scrupule inutile : le théâtre d'évasion naquit dans un triomphe

Critique théâtrale de « The Beautiful people » de William Saroyan. Nouvelle forme de théâtre, le théâtre d'évasion.
UNE expérience originale vient d'être tentée au Theatre- Lyceum, à Broadway : William Saroyan, l'auteur dramatique le. plus en vogue des Etats-Unis, a prié la direction du théâtre de rembourser pendant quinze jours le prix de leur billet à tous les spectateurs qui en feraient la demande après la représentation de sa pièce : « The beautiful people ».
Au cours de la première semaine, 139 dollars furent remboursés, c'està-dire deux pour cent de |a recette totale. Après deux semaines, les résultats étaient tellement satisfaisants que Saroyan a demandé l'application de ce procédé dans toutes les salles où passera sa pièce.
Ce résultat est étonnant en soi. Le succès dp William Saroyan l'est encore davantage, et révélateur de l'actuel état d'esprit du peuple américain, comme le succès des pièces de Jean Anouilh : « Le rendez-vous de Senlis », « Léocadia » a marqué cet hiver, en France, la renaissance du goût du public pour le théâtre poétique.

PENDANT ces dix dernières années, le théâtre américain a exprimé la mélancolie de la vie sans but. Ses personnages s'agitent, font du bruit, rient sans gaieté, souffrent d'une fatigue étrange qui paralyse leurs enthousiasmes. Une ombre les suit : celle de leur angoisse. Ils ont peur.
La désintégration de la personnalité provoquée par l'absence des principes éthiques, l'insécurité du présent, la terreur de l'avenir sont les thèmes de la plupart des pièces américaines, comme elles le furent souvent dans le théâtre français d'avant guerre.
Mais un homme a compris que, las de retrouver au théâtre le reflet de ses tourments, le public avait besoin d'évasion.
Comme Jean Anouilh, William Saroyan est très jeune. Il a trente- deux ans. Il a déjà aux Etats- Unis un grand nom. Il écrit comme écrirait un enfant qui traduirait avec simplicité la joie que lui apporte chaque impression nouvelle. Il ne connaît pas la désespérance.
Il découvre le monde, et, émerveillé, invite le public à admirer avec |ui la beauté, la bonté, Dieu, la vérité, la joie.
Parce qu'il a du talent, le miracle se produit. Les spectateurs se laissent porter par sa conviction.
Dans des actes qui ne sont que des esquisses à peine reliées entre elles, il exprime sa joie de vivre et son inépuisable sympathie pour le genre humain. Et des spectateurs, nourris d'images de guerre, l'applaudissent.
Il est sincère, de bonne humeur, fantaisiste, et des spectateurs fatigués, bourrus, rigoristes, l'applaudissent.
Il explique qu'un abandon spontané et complet aux inclinations personnelles est la condition essentielle d'une réussite. Et des spectateurs, âpres au gain, ambitieux, |ui font une ovation et le suivent dans le monde enchanté où évoluent ses personnages : un père, un fils, une fille, qui vivent heureux dans une vieille maison délabrée sur les collines de San Francisco.

DENUES d'ambition, ils subsistent grâce à un chèque mensuel de 24 dollars envoyé, chaque mois à l'adresse de la maison qu'ils occupent, mais au nom d'une personne morte depuis longtemps.
La jeune fille aime les rats parce que ce sont des créatures de Dieu. Le père aime à dire de gros mots lorsqu'ils ont une signification philosophique. Le fils est un rêveur qui a écrit tout un livre composé du seul mot « tree » (arbre).
Au deuxième acte, un des personnages tombe dans l'orgue d'une église en poursuivant un rat échappé de sa maison. Aux prêtres scandalisés, qui lui demandent ce qu'il fait là, il répond avec une sincérité absolue :
— J'adore !
Et l'orgue, après cet incident, joue beaucoup mieux qu'auparavant.
Une seule ombre au bonheur de la famille : l'absence du grand frère, parti à New-York pour jouer de la clarinette. Plusieurs fois, le jeune homme affirme avec conviction qu'il peut écouter tout ce que joue son frère à 3.000 kilomètres de distance. Un jour, tous réussissent à l'entendre aussi, et ils voient le musicien errant gravir la colline, entrer dans la maison en soufflant dans sa clarinette dont la musique monte triomphalement au ciel. Alors, le jeune écrivain, surmontant sa terreur, compose son premier livre de deux mots. I| prend résolument la plume et écrit avec extase : « Mon frère ». Et c'est une réunion extraordinaire de tous les membres irresponsables, mais heureux et purs, de cette étrange famille.
Tous les soirs, au TheatreLyceum, la critique fait à cette pièce curieuse un accueil aussi chaleureux que le public.
Les époques paisibles ont vu le triomphe des pièces réalistes, puissantes, logiques, où, après un long dîner, les spectateurs venaient agacer leurs nerfs épaissis en pleurant un peu sur les malheurs des héroïnes d'Henry Bataille.
Aujourd'hui, les hommes, saturés de drame qui ne se passent plus sur des scènes de théâtre, cherchent refuge dans le monde merveilleux du songe et de la poésie légère.
Le « théâtre d'évasion » est né.

Mardi, octobre 29, 2013
Paris-Soir