Evtouchenko et « L'Express »

Tente d'éteindre la polémique autour des mémoires d'Evtouchenko, poète russe dont l'autobiographie a été confiée à L'Express
Le manuscrit original des mémoires d'Eugène Evtouchenko a disparu.
Expédié à l'auteur par nos soins, sous pli exprès recommandé, le 19 mars à 17 heures, il ne lui est pas encore parvenu.
De sorte que le procès auquel il est soumis, en ce moment, à Moscou, lui est fait à partir d'un texte français traduit du russe et retraduit en russe, pour les besoins de la cause.
Pauvre Evtouchenko ! Si fier de son pays, si heureux d'en donner, en France, une image qui fût à la fois authentique et émouvante, si assuré de pouvoir se conduire en homme libre et de remplir une fonction historique en le criant sur les toits...
Au point que les sceptiques l'avaient baptisé « le jeune homme en colère officielle », tant cette liberté d'allure leur paraissait suspecte, et ses propos bien faits pour alimenter, avec la bénédiction de son gouvernement, la propagande soviétique en Europe.
De ce soupçon, du moins, il est aujourd'hui lavé. Et ceci est important : pour lui, et pour nous. Il n'était aux ordres de personne, et nous n'avons pas été dupes, en publiant pendant cinq semaines son « Autobiographie précoce », d'une opération officieuse.

Le prince-ambassadeur

Le voici maintenant qui se frappe la poitrine, et qui confesse, si l'on en croit la « Pravda », sa faute, sa très grande faute. Si pénible que cela puisse, d'ici, apparaître, c'est son droit. Mais les diverses attaques dont « L'Express » a été l'objet à l'occasion de ce procès nous obligent à mettre, brièvement, les choses au point, pour ce qui nous concerne.
Comment l'autobiographie d'Evtouchenko a-t-elle pu « tomber entre les mains du journal le plus réactionnaire du monde », a demandé M. Firstov, secrétaire de l'Union des Jeunes Ecrivains Communistes, qui n'a cependant pas réputation d'humoriste.
Comment ?
Eugène Evtouchenko a reçu à Paris, parmi d'innombrables journalistes de toutes tendances, un représentant de « L'Express », K.S. Karol, l'un des meilleurs spécialistes, dans la presse mondiale, des questions soviétiques. Evtouchenko avait déjà fait, dans plusieurs pays, d'abondantes déclarations dont il se plaignait qu'elles eussent été, parfois, improprement reproduites.
En lui suggérant d'écrire lui-même ce qu'il avait à dire, et en nous engageant à publier ses « mémoires », nous lui offrions la possibilité de s'exprimer comme il l'entendait.
Ce texte pouvait être excellent comme il pouvait être détestable, il aurait en tout cas valeur de témoignage.
Il fut excellent.
Beau, sûr de lui et de son charme, avec des allures de prince-ambassadeur de l'U.R.S.S. plutôt que de poète inconséquent, Eugène Evtouchenko vint à « L'Express » dans la semaine qui précéda la première publication de son récit.

Au bas d'un poème

Ignorant le français, il ne pouvait pas en vérifier la traduction. Et cette ignorance même nous faisait obligation d'être particulièrement attentifs à ne point le trahir. C'est dans cet esprit que, en particulier, certaines longueurs furent respectées. C'est également avec le souci de ne pas l'exposer aux critiques d'éventuels censeurs que titres et sous-titres firent, dès la première parution, l'objet d'une mention spéciale indiquant que la responsabilité en incombait à la rédaction de « L'Express ».
Au fur et à mesure qu'Evtouchenko écrivait, son récit s'allongeait dans des proportions excessives. Une coupure fut nécessaire : elle fut opérée (et son contenu résumé) là où elle ne risquait pas d'altérer le sens du texte, c'est-à-dire dans les souvenirs purement anecdotiques d'école et de football de l'auteur. Quarante pages environ. Elles se terminaient ainsi :
« A l'aube, Tarassov (rédacteur de « Sport soviétique ») a regardé sa montre et m'a dit gentiment :
— Dans une heure, le journal sortira avec votre poème. Souvenez-vous qu'à partir de ce moment-là, vous ne vous appartiendrez plus à vous seul.
« Mais je n'ai prêté aucune attention à ces paroles alarmantes. Je n'attendais que le moment où les kiosques à journaux s'ouvriraient, comme les ivrognes attendent l'ouverture des bars.
« A sept heures du matin, j'ai arraché des mains d'un vendeur le premier exemplaire de « Sport soviétique » et j'ai pu voir, enfin, mon nom imprimé au bas d'un poème.
« La terre tremblait sous mes pieds. Je me sentais génial !
« J'ai acheté une cinquantaine d'exemplaires dans le kiosque ; en les brandissant triomphalement, je me suis précipité à la maison. Quand je lui ai montré mon œuvre, ma mère n'a trouvé que ce compliment :
« Mon pauvre enfant, maintenant tu es définitivement perdu... »
« Peut-être avait-elle raison... » concluait Evtouchenko.
Nous ne voyons rien à ajouter.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express