Et moi ?

Remet en cause la lecture des sondages d'opinions et récuse la perte d'intérêt des Français pour la politique. Les sondages laissent dans l'ombre « l'essentiel : le singulier. »
87 % des Français mangent du fromage mais le chapeau de ma tante est porté par 0,02 % de la population féminine des villes de plus de 100 000 habitants.
C'est en des termes de cette nature que les manuels d'anglais devraient désormais présenter leurs exercices : le langage contemporain ne s'entend plus qu'à travers des pourcentages, issus eux-mêmes des sondages. Curieusement, il n'en a pas acquis plus de précision. Au contraire.
Ainsi, à l'occasion de la conférence de presse du général de Gaulle, l'I.F.O.P. a interrogé les Français : « Imaginez que vous puissiez poser une question au président de la République, qu'est-ce que vous lui demanderiez ? »
En additionnant les réponses relatives au niveau de vie, au sort des personnes âgées, à l'équipement du pays en logements, hôpitaux, écoles, autoroutes, aux problèmes agricoles et à l'avenir des jeunes, on obtient le chiffre de 53 %. Alors que l'Europe (1 %) et le Vietnam (2 %) ont été à peine cités.
« Mais moi, disent les sceptiques, moi on ne m'a jamais interrogé ! Alors ? »
Alors « moi », cette précieuse et unique combinaison de cellules qui ne reproduit jamais deux fois les mêmes empreintes digitales, « moi » n'est pas original du tout dès lors qu'il s'agit d'exprimer une opinion sur le général de Gaulle, les lames de rasoir ou les bouts filtre. Il suffit d'une seule personne judicieusement choisie parmi 70 000 pour que l'opinion de « moi » soit connue, et de 500 personnes pour que toute la population adulte soit sondée. La marge d'erreur est infime. C'est un fait.
Les chiffres cités plus haut ne souffrent donc pas contestation. Ils ont donné lieu, partout, aux mêmes commentaires : les Français ne s'intéressent plus qu'à leur niveau de vie ; l'opinion publique est de moins en moins mobilisée par les problèmes idéologiques et politiques et se moque de ce qui se passe hors des frontières.
Autant de contre-vérités. Si l'on avait demandé aux Français en 1788, ou aux Russes en 1916, la question qu'ils auraient aimé poser à leur souverain, de quoi se seraient-ils souciés au premier chef ? Du sort de la monarchie ? Ou de leur pain, de leur toit, de leurs conditions matérielles de vie et de travail ? L'étonnant n'est pas que 53 % des Français les mettent encore en tête de leurs préoccupations. C'est qu'il n'y en ait plus que 53 %. En bref, cela signifie qu'un Français sur deux n'en fait pas son souci majeur. Mais c'est énorme, c'est considérable, comment ne le voit-on pas ?
Passons aux problèmes idéologiques et politiques. Si l'on veut dire qu'il n'y a pas, aujourd'hui, de tensions assez vives entre les différentes idéologies en présence pour que les partis pris s'expriment avec passion, c'est possible et même probable.
Si l'on veut dire que les Français se désintéressent de la politique parce qu'ils n'ont pas de question d'ordre idéologique à poser au général de Gaulle, c'est absurde. Personne ne s'intéresse abstraitement à la politique, personne, en tout cas, qui puisse apparaître dans un sondage où 1 % seulement des réponses représentent déjà l'opinion de 350 000 Français.
La politique, on s'y intéresse soit quand on en a fait son activité principale, soit quand on perçoit la relation qui existe entre cette politique et les problèmes de tous les jours. C'est exactement ce que les personnes interrogées ont fait, puisque 18 % seulement n'ont rien trouvé à demander au chef de l'Etat.
Le Vietnam, enfin. 2 % l'ont placé en tête. Il paraît que c'est nul. Eh bien, encore une fois, non. C'est beaucoup. Jamais l'ensemble d'une nation n'a mis au premier rang de ses préoccupations permanentes les malheurs d'une autre nation, surtout quand celle-ci est située à 11 000 kilomètres. Outre que tout malheur chronique finit par oblitérer la sensibilité. Un tremblement de terre bouleverse. Une longue guerre mithridatise. 700 000 Français pour faire du Vietnam le principal, alors qu'ils ne sont ni concernés ni en situation d'aider à une victoire ou à un armistice, c'est un chiffre qui dépasse largement le nombre des pétitionnaires professionnels de l'humanisme.
Les sondages ont beaucoup à nous apprendre. Mais pas seulement ce que l'on croit. Ils montrent d'abord que la vérité se situe à plusieurs niveaux et que, pour l'apprécier, il faut comparer des niveaux comparables. On peut raconter Louis XIV en dénombrant ses maîtresses. Mais pour l'apprécier par rapport à Napoléon, on ne peut pas ajouter : « Et Napoléon, lui, a fait le Code civil. » Or c'est ainsi que l'on traduit communément la vérité des sondages, en finissant par dire : 88 % des Français prennent du café au lait le matin et 1 % voudraient interroger le général de Gaulle sur le Marché commun. Donc, le Marché commun est indifférent aux Français.
Les sondages nous apprennent aussi, par omission, qu'ils ne peuvent jamais déceler l'existence d'un courant faible, les prémices d'un mouvement, d'une poignée d'hommes. Ils photographient la vérité immédiate, grossière, statique. Les Surréalistes, par exemple, n'auraient pas été détectés. Ni les premiers chrétiens. Ni les premiers nazis. Ni les précurseurs de la Révolution russe. Or rien d'important, pour le meilleur ou pour le pire ne s'est fait à l'origine avec l'adhésion du grand nombre. Quel industriel aurait cru à l'avenir de l'automobile si 72 % des Français interrogés avaient répondu qu'ils ne monteraient jamais dans cette machine ?
De la forme que doit avoir, pour plaire, une casserole ou un député, au nombre de gens qui vont à la messe, cette image de la France que les sondeurs dessinent régulièrement ne laisse plus rien dans l'ombre. Rien sauf l'essentiel : le singulier. Il n'a pas fini de jouer des tours aux prophètes du pluriel.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express