Et la tendresse féminine, bordel?

Martine Aubry a été parfaite, mais le jour où notre petit monde tolérera une femme d'Etat n'est pas encore levé
Ainsi, voilà le vaste monde d'Internet penché sur la braguette de Bill Clinton. On ne sait ce qui est le plus odieux de ce rapport Starr, sa diffusion, sa rédaction par des greffiers libidineux qui se masturbent sur leur papier, ou l'intérêt que nous y prenons, ce va-et-vient entre l'écœurement et la curiosité. Les serveurs étaient si nombreux qu'ils ne furent pas saturés. Le texte, facile à capter. Drôle de lecture à faire en famille. C'est quoi, maman, la fellation ? C'était le but de l'opération : étaler les mœurs de ce président trop porté sur la chose pour s'en priver fût-ce dans le bureau Ovale, et ? cela, c'est assez drôle ? besognant sa salope tout en téléphonant à un sénateur? Salope, parce que c'est elle qui l'a raconté. Il paraît que l'effet escompté ne s'est pas produit, que la cote de Bill Clinton dans l'opinion n'en est pas affectée, au contraire. Serait-ce que les Américains sont, ensemble, moins bornés qu'on ne le dit, moins corsetés dans l'hypocrisie, moins affolés par le sexe ? En tout cas, c'est une épreuve originale que ce peuple subit. Voir son président déculotté sur la scène du monde. Qu'espérait Jean-Marie Cavada en convoquant l'ambassadeur d'Algérie à « la Marche du siècle » ? Qu'il reconnaisse l'impuissance du pouvoir à éradiquer le terrorisme, associée à une répression sauvage ? Au milieu de belles phrases, il dit simplement, amer : « Il n'y a jamais eu de gestion normale d'un phénomène terroriste. » Un peu de cette gestion apparut dans un reportage réalisé sur les brigades de police qui chassent les tueurs du GIA, document tourné avec l'aval manifeste du gouvernement. C'est sur le GIA qu'on eût aimé davantage d'information, ce GIA dont pour finir on ne sait pas grand-chose, sinon que 80% des massacres seraient de son fait. Combien d'hommes ? On ne sait pas. Une forme de guérilla de plus en plus dure. Un courant ultra-fondamentaliste coupé du monde extérieur, une stratégie axée sur l'assassinat des civils, femmes et enfants, dirent les spécialistes. Un brouillard de sang. Vivant Denon : l'homme qui a fondé le Louvre, qui a inventé l'égyptomanie, qui a tout raflé sur les traces de Napoléon pour en nourrir le prestigieux musée, est à peine connu. Un peu mieux depuis que Philippe Sollers lui a consacré un livre. Il a vécu sous l'empire de l'art comme on dit sous l'empire des sens. Un bref document, tourné principalement en Egypte dans certains lieux de l'expédition où il caracolait derrière Bonaparte, restituait quelques images somptueuses. Les ruines de Thèbes devant lesquelles l'armée, saisie, se mit à applaudir. Mais il y avait mieux à faire sur ce personnage singulier, faufilé à travers les régimes, qui fut aussi l'auteur d'un joli texte libertin. (La Cinquième.) Le mal-être de Françoise Verny, « Je suis une épave », a donné à « Bouillon de culture » une dimension tragique. D'abord muette, l'éditrice renommée écouta Laure Adler parler de Marguerite Duras, fouillée avec une compassion qu'elle tentait de faire partager. Alors, Françoise Verny : « Je ne l'aime pas. C'est fabriqué. Elle était méchante. » Adler plaida : « Tous les hommes qui l'aimaient l'ont abandonnée. » Françoise Verny, c'est plus grave, c'est Dieu qui l'a abandonnée. « Il m'a larguée », dit-elle. Elle crie comme une brûlée, elle hurle, elle l'engueule selon son propre terme. Dieu boude. Substitut : l'alcool qui l'a détruite. « On boit parce qu'il n'y a pas Dieu », disait Duras, qui s'y connaissait en alcoolisme. Verny : « Ressentir l'absence de Dieu à ce point-là, c'est être très avancée dans le cauchemar. » Tout cela dit d'une voix unie, sans effets, avec une haine crue d'elle-même. A côté d'elle, plus roborative, une jeune femme au charmant visage, Marie Desplechin, qui fait des débuts prometteurs et cocasses avec « Sans moi », un ton juste, une grâce, c'était de l'antipapotage. Martine Aubry s'est taillé une popularité dans l'opinion et une hostilité parmi les parapolitiques, dont le ton est odieux, Blondel, Seillière, certains collègues? Non qu'elle doive être à l'abri de toute critique. Mais que lui reprochent-ils ? En fait, de n'être pas une « mamma », une conciliatrice. D'être dure, abrupte, nette. Et la tendresse féminine, bordel, qu'est-ce qu'elle en fait ? Le jour où ce petit monde recuit de misogynie tolérera l'existence d'une femme d'Etat ne s'est pas encore levé. Nous avons vu Martine Aubry à « Public » calme, dense, ouverte. Parfaite. F. G.

Jeudi, septembre 17, 1998
Le Nouvel Observateur