Entretien avec le Français au cœur greffé

Premier grand entretien avec le père Boulogne, après sa greffe (le premier à avoir reçu une greffe du coeur).
« Vous voulez voir le Père Boulogne ? Mais on ne le voit pas comme ça !
— Nous avons rendez-vous.
— Rendez-vous, rendez-vous... Je serais bien étonnée ! »
La surveillante générale du bloc de l'hôpital Broussais où se trouve, au troisième étage, la chambre du R.P. Boulogne, nous observe avec toute la méfiance que l'on peut, dans sa situation, réserver à des journalistes. Puis elle disparaît, et les minutes s'allongent.
Nous avons rendez-vous. Le Père Boulogne nous a fait confirmer qu'il acceptait « d'aller plus loin » avec « L'Express ». Depuis le 12 mai, jour où il a subi la greffe du cœur et où, dans la poitrine de cet homme de 57 ans, bat le cœur d'un jeune douanier, il a répondu, brièvement, à quelques questions écrites qui lui ont été communiquées. Il a été photographié, télévisé. Il n'a jamais parlé au-delà de quelques instants.
Dans le hall lumineux de Broussais où nous attendons, nous nous sentons presque coupables, intrus, en tout cas, et chargés de microbes.
Enfin, un médecin paraît, le Dr Alain Carpentier. Il est l'un de ceux qui veillent sur le premier opéré du cœur, avec succès, par une équipe de médecins français.
Notre présence en ces lieux ne le remplit visiblement pas de joie. Mais il s'incline. Le Père Boulogne est libre... Il pose cependant trois conditions aussitôt acceptées : l'entretien ne se prolongera pas au-delà de cinquante minutes ; nous ne nous approcherons pas à plus de trois mètres de notre interlocuteur et nous ne le toucherons pas ; nous nous adresserons à lui à travers un masque de papier.
« Montez au sixième, dit-il, je vous l'envoie dans dix minutes. »
Au sixième, un petit salon, clair et froid. Le photographe se hâte d'installer son matériel. Le magnétophone est branché, le micro placé près du fauteuil où le Père Boulogne a coutume de s'asseoir. Le voilà qui arrive, dans sa robe blanche de dominicain, le regard pétillant derrière ses lunettes, tout prêt, lui, à nous serrer la main. C'est nous qui devons nous contraindre à prendre de la distance. Il plaisante, avec un bel accent ensoleillé de méridional... Voici l'enregistrement de cette conversation, unique, que « L'Express » est heureux de pouvoir communiquer à ses lecteurs.
L'Express : Nous nous sommes engagés à ne pas vous retenir plus de cinquante minutes. Alors, allons tout de suite à la question que chacun se pose. Comment se sent-on avec le cœur d'un autre ?
Le Père Boulogne : Très bien. Le cœur, vous savez, c'est un pur moteur. Quand on greffe un autre organe, il doit partir petit à petit. Le cœur, il faut qu'il reparte pleins gaz du premier coup, en quatrième vitesse. Le mien fait son petit 120, comme ça, jour et nuit, et je ne le sens plus. Je ne suis plus cardiaque. Je n'ai pas senti mon cœur depuis l'opération.
L'Express : Et avant l'opération ? Vous souffriez beaucoup ? Le P. Boulogne : Ah oui ! Depuis deux ans, j'avais des crises, crise sur crise, j'étouffais. J'étais considéré, depuis cinq mois, comme mourant.
L'Express : Vous le saviez ?
Le P. Boulogne : Je le savais.
L'Express : Dans quel état d'esprit vous êtes-vous soumis à cette opération ?
Le P. Boulogne : Eh bien ! voilà. Pratiquement, j'étais un homme fini. Je ne pouvais plus rien faire que d'être à l'hôpital, complètement immobile. Alors, je me suis dit : après tout, quand on n'a pas de famille, quand on vit seul et malgré tout pour les autres, il faut jouer le tout pour le tout, prendre le risque, s'engager. Alors j'ai fait cela comme une espèce de don, quoi. Ou un challenge, si vous voulez.
L'Express : Challenge à qui ?
Le P. Boulogne : Challenge à la maladie, challenge pour les autres. Je me suis dit : si ça réussit, ça incitera les autres à considérer la chose comme faisable. Et au lieu d'en parler a priori, on pourra en parler a posteriori.
L'Express : Et c'est vous qui avez pris l'initiative de demander que l'on tente une greffe sur vous ? Ou bien les médecins vous l'ont proposé ?
Le P. Boulogne : C'est moi qui l'ai demandé au Pr Dubost. J'avais passé quatre mois ici, à Broussais, l'année dernière. Et j'avais une entière confiance en lui. Alors, quand j'ai entendu parler de la greffe, je lui ai dit : « Ecoutez, allez-y ! Je suis fait pour ça ! »
L'Express : Et vous étiez ici quand vous avez appris que vous alliez être opéré ? Comment l'avez-vous appris ?
Le P. Boulogne : J'étais à Marseille. Et un beau jour, le Pr Olmer arrive, il s'assied, et me dit : « Vous savez, le Pr Dubost vous attend
— Ah bon, je dis. Tant mieux ! »
Il me dit : « Vous savez ce que vous risquez ? »
Je lui dis : « Et alors ? » C'était le mardi. Je suis parti le jeudi soir. Dès le vendredi, ils m'ont pris en charge. Et voilà.
L'Express : Vous avez été opéré le dimanche. Entretemps, que s'est-il passé ?
Le P. Boulogne : Alors là, je peux dire que je m'en souviens très mal. Parce qu'on m'a endormi tout de suite, pour me faire ceci et cela et tout. J'ai des souvenances du moment où le Pr Dubost est arrivé, avec M. Soulié et l'assistant de M. Lenègre. Je les ai accueillis en disant : « Voilà les rois mages ! » Ils m'ont dit : « C'est pour ce soir. » Et voilà. Je n'avais aucune conscience du jour, de l'heure. On perd très vite la notion de la localisation, du temps. Je croyais que l'opération avait eu lieu la nuit. Mais non, c'était à 5 heures. Et à 10 heures, tout était fini.
L'Express : Et vous vous souvenez de votre première pensée, au réveil ?
Le P. Boulogne : Au réveil, j'étais un peu dans les vaps, vous savez.
L'Express : Et vous avez été long à en sortir ?
Le P. Boulogne : Pas tellement, non. Il paraît — ils m'ont dit cela après — que je répondais à toutes les questions qu'ils me posaient. Nous parlions littérature, nous parlions musique, nous parlions des événements... Il paraît que c'était assez logique, ce que je répondais. Je ne sais pas si je contrôlais mes paroles, mais en tout cas, j'y étais. L'esprit y était. Et le raccrochage avec le corps s'est fait progressivement.
L'Express : Au milieu de grandes souffrances ?
Le P. Boulogne : Je n'ai aucun souvenir de souffrance physique, ni même d'une entaille, d'une plaie. C'est une expérience assez étonnante. Figurez-vous que, les premiers temps, après l'opération, j'étais comme dédoublé. C'est une expérience extraordinaire de vérification de la spiritualité de l'âme, si j'ose dire.
C'était mon corps, mais je ne savais pas que c'était mon corps. J'assistais à tout, j'étais présent, je tenais des conversations, je répondais aux questions, mais je ne sentais rien. C'est un beau jour, après un mois et demi peut-être, que j'ai dit à un médecin : « C'est curieux, je me suis aperçu pour la première fois que cette jambe, c'était la mienne. »
On devient un peu comme les prisonniers, qui confondent les jours. C'est pourquoi je serais bien incapable d'écrire des mémoires à ce sujet. La mémoire immédiate s'efface. L'Express : Vous ne gardez donc pas le souvenir d'une épreuve physique pénible ?
Le P. Boulogne : Non. Ce qu'il faut subir, évidemment, c'est une discipline médicale assez stricte et quelquefois un peu énervante, il faut bien le dire. Parce qu'on me surveille de très près, vous comprenez. C'est leur premier cas. Ils tiennent absolument à ce que ça ne rate pas. Moi, je joue le jeu, c'est normal.
Mais je peux dire que je suis couvé ! Il y a peu d'hommes qui auront été aussi couvés que moi. Pendant deux mois, nuit et jour, avec des contrôles et des analyses toutes les trois heures.
L'Express : C'est sans doute nécessaire, non ?
Le P. Boulogne : Bien sûr. Et ce qui m'émerveille, ce n'est pas seulement la qualité des médecins, mais aussi leur modestie scientifique. Ils cherchent, avec une humilité qui me touche. Une équipe, c'est complexe. Cela représente beaucoup de monde. Il n'y a pas que les chirurgiens, il y a les médecins et il y a aussi les immunologues. Je voudrais beaucoup que vous les citiez tous, j'ai pris leurs noms. L'Express : Nous le ferons.
Le P. Boulogne : Ils me surveillent avec, je dirai avec une humanité qui est très touchante. Je peux comparer avec des médecins d'ailleurs qui viennent me voir et qui me considèrent un peu comme un virus au bout d'un microscope. Ici, c'est chaud, c'est famille.
L'Express : Vous avez vu l'équipe qui vous a pris en charge tous les jours ?
Le P. Boulogne : Oui. Tous les jours, pendant deux mois. Ce qui est ennuyeux, c'est que tout se passe sans histoire. Alors, ils ne peuvent pas tirer de leçon de mon cas pour les suivants.
L'Express: C'est ennuyeux... Si l'on veut !
Le P. Boulogne : C'est que j'ai un tempérament de feu de Dieu, vous comprenez. J'ai été mourant de tuberculose, j'ai été mourant pour le cœur... Alors, il me faudra un caillou qui me tombe sur le crâne !
L'Express : Vous étiez mourant de tuberculose à quel âge ? Le P. Boulogne : Ecoutez. D'abord, j'ai été écrasé, et par une Rolls s'il vous plaît, quand j'avais 9 ans. Bon, je m'en suis tiré. Puis, en 1958, j'ai fait mon premier infarctus, à 46 ans. J'étais en tournée de conférences en Allemagne. Deux ans après, tuberculose. Là, j'ai fait quatre ans de sana. Après quoi, deux ans après, j'ai recommencé une petite série d'infarctus. Angine de poitrine, collapsus, œdème du poumon, tout.
L'Express : Et à travers ces épreuves, vous avez eu peur de la mort ?
Le P. Boulogne : Non, non, non. Ça ne m'a jamais angoissé. Le professeur qui me soignait à Marseille, je lui ai dit : « Mon pauvre Georges, ça fait un an que chaque fois que vous passiez le matin, à côté de mon lit, vous vous demandiez si j'étais encore en vie. » Alors il m'a dit : « Comment le saviez-vous ? » Je le savais.
L'Express : Est-ce la foi qui vous a permis de regarder la mort en face ?
Le P. Boulogne : Certainement. Ma foi et mon état de religieux.
L'Express : Bien des chrétiens fervents paraissent cependant plus angoissés devant la mort que certains incroyants.
Le P. Boulogne : Les uns ont l'angoisse, les autres pas. Pourquoi ? C'est le mystère. Ça dépend de la zone mystérieuse de la personnalité. J'ai vu la mort de près, souvent, quelquefois je n'étais pas très brillant, mais angoissé, non.
L'Express : Qu'entendez-vous par « pas très brillant » ?
Le P. Boulogne : On souffre seul. Il ne faut pas se faire d'illusions. Tous les malades sont seuls. A partir d'une certaine zone d'épreuves, comme de pauvreté du reste, vous êtes seul. Vous devez porter votre fardeau vous-même, avec les moyens du bord. Personne ne peut vous suppléer.
Je crois qu'il faut être simple, et ne pas jouer un personnage. Sinon, un jour, le crépi craque, et c'est fini. Il faut être soi, quoi ! Avoir le sens de l'humour vis-à-vis de soi-même. C'est très important, l'humour. Ne pas se prendre trop au sérieux. C'est un grand don, le sens de l'humour.
L'Express : Vous croyez que c'est un bon substitut à la foi, quand celle-ci fait défaut, pour supporter la maladie ?
Le P. Boulogne : La foi, je crois que Dieu y supplée quand elle manque. Il y a une espèce de religion naturelle. Tout homme a un dieu, vous savez. Sinon, il se suiciderait. Je crois que tout homme dialogue avec Dieu d'une manière plus ou moins consciente, que tout homme joue son âme un jour ou l'autre, à un moment de sa vie. Maintenant quel est ce moment ?... Ça, c'est le mystère. Pratiquement, il y a très peu d'hommes qui vivent selon leur âme tous les instants de leur vie. C'est de temps en temps qu'il y a la fleur... Parfois, l'occasion est minime, mais l'enjeu est énorme. Nous vivons souvent à la surface de nous-même. Notre personnage est là, mais pas notre vie profonde... Et puis, de temps en temps, comme dans les relations personnelles, on est soi, pour un moment.
L'Express : L'est-on plus particulièrement, croyez-vous, dans les moments de souffrance ?
Le P. Boulogne : Ah ! les moments de souffrance !... Quand on est malade, vous savez, comme on se sait seul, on se retire, on a une double vie. Celle que l'on mène en soi-même, et puis la vie extérieure, les relations avec ceux qui viennent vous visiter et qui, souvent, se rendent maladroits. Ils n'y sont pas passés, alors ils vous parlent de votre maladie. Tout malade veut qu'on lui parle de sa maladie, c'est vrai. Mais il y a des visiteurs qui ne vous parlent que de ça. Ou bien qui vous parlent des leurs. Ça, c'est tuant ! Ils vous racontent leurs opérations ! L'appendicite qu'ils ont eue à 14 ans !
L'Express : Ce n'est pas facile d'aborder un malade...
Le P. Boulogne : C'est très difficile. D'abord, il y en a beaucoup qui deviennent égoïstes, très égoïstes. Chacun tire son titre de gloire de ce qu'il peut. Eux, c'est la maladie. L'Express : Vous n'avez pas l'air d'avoir cédé à cette tendance, en tout cas !
Le P. Boulogne : Je ne sais pas, c'est peut-être une question de caractère. Je me suis occupé beaucoup des autres, dans ma vie. Et quand on dépend des autres, on se stabilise soi-même. On est considéré comme un chic type, alors on est obligé d'être un chic type même quand on n'en a pas envie.
L'Express : Sous le regard de l'autre...
Le P. Boulogne : Oui, on est tenu en quelque sorte. On se tient debout à cause des autres, pour qu'eux-mêmes ne disent pas : « Tiens, j'avais confiance en lui, il a cédé. » Vous, quand vous n'avez pas envie d'écrire un article, eh bien ! il faut qu'il sorte et vous faites comme si. C'est la même chose.
L'Express : Oui, mais pour que cette discipline tienne à travers la grande souffrance physique, ça veut dire tout de même qu'elle a des fondements plus solides que le regard de l'autre, non ?
Le P. Boulogne : Vous savez, on a l'impression que dans la grande souffrance physique, il faut tout avaler ou rien. Alors, une fois qu'on est lancé, on se dit : « Il faut que tu arrives au bout. » C'est un challenge, comprenez-vous ? Il y a une question peut-être de fierté. Je crois qu'il faut une certaine fierté intérieure, vis-à-vis de soi, même si les autres ne s'en aperçoivent pas. On devient son propre public. Quand on a la foi, on peut agir au point de vue Dieu, on se dit : « J'avalerai le truc jusqu'au bout, j'essayerai de ne pas craquer. »
L'Express : La souffrance a un sens pour vous ?
Le P. Boulogne : Ah oui ! Pour un chrétien, oui.
L'Express : Elle ne s'accompagne pas de révolte ?
Le P. Boulogne : Révolte, non. Des moments de lassitude, oui, des moments où on se dit : « Je préférerais quand même être parmi ceux qui courent. » Et encore... Vous savez, je crois que c'est un bien. Parce que je suis de ceux qui peuvent vous dire : « Si j'avais la santé, qu'est-ce que je ne ferais pas comme âneries ! » Alors, on se dit : « Là, au moins, je suis obligé de pas en faire. » Parce que la foi ça ne m'empêche pas d'aimer la vie. Il ne faut pas croire qu'un religieux, c'est quelqu'un qui est amputé de tout. Loin de là. Alors on se dit : « On m'a rogné les ailes, eh bien ! ça m'empêche de faire pas mal de sottises. » Parce qu'on est doué pour ça aussi bien que pour le reste, vous savez ? L'Express : Est-ce vrai que vous fumez ?
Le P. Boulogne : Oui. Le Pr Dubost m'a autorisé. Il m'a dit : « Quand même, on peut vous laisser cela... »
L'Express : Vous en tirez du plaisir ?
Le P. Boulogne : C'est une façon comme une autre de me prouver à moi-même que je suis un grand garçon.
L'Express : Vous avez eu envie d'en savoir un peu plus long sur votre donneur ?
Le P. Boulogne : Je sais qu'il était mort depuis quatre jours.
L'Express : Son frère souhaitait vous voir, a-t-on dit.
Le P. Boulogne : Oui. Il m'a écrit, je lui ai répondu. Je le verrai.
L'Express : Peut-être a-t-il le sentiment qu'à travers ce cœur qui bat en vous, un peu de son frère existe encore ?
Le P. Boulogne : Peut-être. Il y a une symbolique du cœur, à laquelle tout le monde est sensible et que l'on retrouve dans le langage... Je vous salue cordialement... De tout cœur... Je n'y suis pas insensible. Mais il n'y a aucun lien entre le cœur-organe et l'esprit. Ce n'est pas le cœur qui provoque les émotions. Ce sont les émotions qui agitent le cœur.
Le mien est d'ailleurs imperturbable. Il paraît que c'est au bout de six mois que ça commence. Pour l'instant, je fonctionne à 120 depuis le premier moment. Ce qu'il y a eu d'extraordinaire dans mon affaire, c'est qu'il y a eu correspondance, affinité de sang et de tissu. Et cela, c'est extrêmement rare. Ici, ils y font la plus grande attention. Les groupes tissulaires, ils en distinguent 17. En Amérique, 3 ou 4 seulement. C'est pour cela qu'ils procèdent à beaucoup plus d'opérations, avec beaucoup plus de risques d'échec.
L'Express : Vous vous êtes intéressé au cas des autres opérés ? De Philip Blaiberg ?
Le P. Boulogne : De loin. Pas tellement. J'ai été un peu peiné de voir la nature des interviews qu'on lui fait faire. C'est d'un mauvais goût parfait.
L'Express : On a écrit que vous aviez participé à un débat, après son opération, sur le problème moral que posait la greffe du cœur.
Le P. Boulogne : Non. On est bien généreux de me prêter cela. Mais je n'ai pas poussé l'héroïsme jusque-là. D'ailleurs, les débats... C'est très rigolo, mais je suis sceptique. Ce sont des monologues parallèles. Chacun fait son numéro pour briller devant l'interlocuteur. Je crois que la vérité ne peut surgir que des conversations en tête à tête, toute vanité étant sauve. Et de préférence à certains moments de la journée, le soir... C'est curieux comme le soir délie la sincérité...
L'Express : Pourquoi ? On est en état de moindre résistance ?
Le P. Boulogne : Je ne sais pas. Mais j'ai parlé de cela dans un livre, « Mes Amis les sens », qui avait beaucoup scandalisé. On parle toujours du péché. Moi, je disais qu'il y a tout de même des choses grandes... Que les gens doivent apprécier leur corps et les moyens qu'il leur donne de s'enrichir. Toute connaissance vient du corps. C'est un instrument merveilleux. Il peut servir au meilleur comme au pire. Dans mon livre, il y a un chapitre sur les parfums, tenez.
L'Express : Pourquoi ce livre a-t-il scandalisé ?
Le P. Boulogne : Parce que l'on y trouvait un relent plus ou moins païen. Je leur ai dit : « Vous êtes des cloches. Si Dieu a créé l'homme corps et âme, ce n'est pas pour rien. On n'a pas le droit de mépriser les dons de Dieu. » L'Express : On a plutôt tendance, en ce moment, à les mépriser, au Saint-Siège.
Le P. Boulogne : Non, à les voir par en haut. C'est-à-dire à mettre l'homme debout. Ce n'est pas mon rôle de juger. Il y a des objections, bien sûr. Mais d'un autre côté... Rappeler aux hommes qu'ils sont plus grands qu'ils ne pensaient, évidemment, c'est toujours ennuyeux. Si vous pressez la pédale pour la descente, ça va très bien. Quand vous leur dites de se tenir debout, c'est une autre paire de manches. L'Express : Vous croyez qu'ils n'aiment pas ça ?
Le P. Boulogne : Non, pas beaucoup, non. Pas toujours. Il y a des moments où on voudrait oublier ce qu'on est. Pour être plus à l'aise, vous comprenez ? Poser un peu son âme au vestiaire et puis se dire : on la retrouvera à la sortie, elle ne se sera pas salie en cours de route. Pendant ce temps, on aura joué sa petite musique de petit cochon salace, et puis c'est tout. Venir leur dire : « Vous devez garder votre dignité partout », c'est toujours assez ennuyeux. En tout cas, il faut un certain courage pour le rappeler, ce n'est pas très démagogique, c'est sûr. L'Express : C'est comme ça que vous interprétez l'encyclique, puisque c'est de cela que nous parlons, n'est-ce pas ?
Le P. Boulogne : Ah oui! Il fallait beaucoup de courage pour dire ça et braver l'impopularité. Evidemment, ça pose énormément de problèmes psychologiques. Personnellement, je dois dire que je n'ai jamais parlé de ces questions ; je n'ai jamais prêché là-dessus, parce que c'est un domaine, il faut bien le dire, qui n'est pas le nôtre. Mais le rôle du Pape, c'est quand même d'enseigner. Et il aurait fait une encyclique pour dire « oui », on l'aurait méprisé. Ç'aurait été pire.
L'Express : Il aurait pu dire « oui mais... ».
Le P. Boulogne : Non, c'est pas le genre.
L'Express : Vous avez aussi écrit un livre sur saint Thomas d'Aquin. Pourquoi saint Thomas d'Aquin ?
Le P. Boulogne : Oui, il est sous presse. Saint Thomas d'Aquin, parce que j'ai une certaine estime pour lui. Et puis, c'était aussi une occasion de rappeler un peu ce qu'était la vie intellectuelle au Moyen Age, ce qui tombe assez bien maintenant où l'on s'imagine que tout commence. On s'imagine que quelqu'un comme saint Thomas, qui a écrit, comme ça, vingt-cinq in-folio, était à sa table de travail sans en bouger. Alors qu'il a parcouru plus de 13 000 km à pied, à la moyenne de 40 km par jour, ce qui fait à peu près deux ans et demi sur les routes. Et puis, il a eu un tas de choses. C'est une vie de roman policier, extraordinaire. Alors, mon Dieu, ça prouve que les gens du Moyen Age n'étaient pas figés comme les statues qui les représentent comme des pauvres types, pétrifiés. Pas du tout. C'était de forts gaillards. Ah oui !
L'Express : Vous pouvez travailler en ce moment ? Vous écrivez ?
Le P. Boulogne : En ce moment, j'écris des lettres, comme ça. Je lis. Mais je ne travaille pas à un livre, je n'ai pas de documents ici. Et puis, il faut dire que j'ai un régime qui ne se prête pas particulièrement au travail. Les examens, les prises de sang.... Trois ou quatre fois dans la journée, je subis encore des contrôles... Alors, c'est une vie un peu hachée. C'est une discipline ultra-conventuelle, si j'ose dire. Les médecins ont leurs lois. Et je le comprends.
L'Express : Mais vous ruez dans les brancards...
Le P. Boulogne : A peine. Cette histoire m'a appris combien on dépend des autres et m'a fait découvrir une sollicitude mêlée d'affection à laquelle je suis très sensible. Tous ces hommes de qualité qui ont pris soin de moi sont restés humains, chaleureux... Evidemment, on les avait un peu triés sur le volet, d'accord. Mais enfin, c'est beau de constater par soi-même qu'au-delà de la technique, il y a des hommes, des vrais. Je peux dire que j'ai vu des messieurs, quoi.
L'Express : Vous doutiez qu'il y en eût ?
Le P. Boulogne : Non, mais je l'ai vérifié.
L'Express : Quelle autre leçon avez-vous tirée de la fréquentation de la mort ?
Le P. Boulogne : C'est que l'on en aime d'autant plus la vie.
L'Express : Vous l'aimez très fort ?
Le P. Boulogne : Oui. Je ne considère pas la mort comme une fin, je la considère comme un passage. Mais il faut avoir un maximum de densité pour prendre l'élan, en quelque sorte. J'ai appris qu'on peut vivre sans utiliser son corps, pratiquement. Ce n'est pas la béatitude, mais enfin, ce n'est pas désagréable. L'esprit continue. Cela m'a permis de vérifier la puissance animatrice de l'âme, si vous voulez. L'Express : Vous êtes peut-être un opéré assez exceptionnel. Le P. Boulogne : Je ne sais pas. Je ne peux pas comparer. L'Express : Vous estimez qu'un grand malade doit être strictement informé de son état ?
Le P. Boulogne : Ça dépend lequel. Si j'en crois mon expérience de prêtre, avant 20 ans, vous pouvez tout dire. Vous pouvez dire à un garçon, quand on vous appelle pour lui donner l'extrême-onction : « Eh bien ! mon petit, tu sais, c'est fini. Le Bon Dieu va peut-être te demander ta vie. » A 20 ans, il faut se méfier. Et plus les malades sont âgés, plus il faut se méfier. C'est terrible de voir comme l'instinct de conservation crée des illusions. Mais il me semble tout de même qu'au fond de lui, un grand malade sait. L'Express : Ecrirez-vous, pour rapporter plus longuement cette expérience ?
Le P. Boulogne : Mais je n'ai rien à rapporter ! D'abord, ce dont je me souviens est trop flou. Et puis, c'est une expérience trop individuelle pour être utile à d'autres. Ils ne me croiront pas. Alors quoi ? Des réflexions sur mon propre cas ? Les réflexions sur soi, vous savez... Ce qui est utile, c'est ce qui a une valeur générale. Si j'étais romancier, peut-être. Mais je n'ai pas le don.
L'Express : Vous écrivez, cependant ?
Le P. Boulogne : Oui, et j'écrirai encore. Mais sait-on pourquoi on écrit un livre ? Les plans, quelle rigolade ! On commence, et puis, comme les sermons, on ne sait pas comment ça finira. Les conversations aussi, du reste, quand elles sont spontanées, non préparées. Sinon, d'ailleurs, elles sont factices.
L'Express : Vous avez prononcé beaucoup de sermons dans votre vie ?
Le P. Boulogne : Oh oui ! J'en ai fait beaucoup aux autres. Plus qu'à moi-même ! J'ai prêché à Paris, à Saint-Séverin.
L'Express : Vous vous tenez au courant de tout ? Vous lisez les journaux, dans cette retraite où vous êtes ?
Le P. Boulogne : Je lis. Evidemment, je n'ai pas contact avec les faits eux-mêmes. Ils m'arrivent tamisés par l'optique de chacun. Je reçois des petits bouts de vérité.
L'Express : Qu'avez-vous pensé de ce qui s'est passé en mai ?
Le P. Boulogne : Au mois de mai, j'étais un peu dans les vaps. Juger ces événements, c'est difficile. Pour les étudiants, évidemment, c'est normal qu'ils réclament pas mal de changements, et que, par ailleurs, les vieux mandarins tiennent à rester en poste. C'est bien difficile, vous savez, de dire aux vieux : « Restez jeunes », et aux jeunes : « Soyez mûrs ».
L'Express : Vous ne pensez pas, comme André Malraux, qu'il s'agit d'une crise de civilisation ?
Le P. Boulogne : Oh, il emploie toujours les grands mots, lui ! Il devrait se souvenir des « Voix du silence » quelquefois. Une crise de civilisation... Elle est toujours en crise, la civilisation. Il y a des remous, comme ça, un peu brutaux, mais ça continue toujours. L'ennui, c'est quand les jeunes ne bougent pas... Ils sont résignés. Et on les a tellement anesthésiés, si j'ose dire, c'est lamentable !
L'Express : Anesthésiés comment ?
Le P. Boulogne : Oh, de toutes les façons. On a essayé de les abrutir. Je sais le cas d'un professeur de philosophie qui a passé toute une année à leur faire des cours sur la Ve Méditation de Descartes. Vous vous rendez compte ! Moi, j'ai toujours été frappé par le fait qu'après les concours et les examens, les gens ne travaillent presque plus. Ils font leurs cours, et puis c'est tout. Alors, ils vous diront : « On a tellement travaillé ! » Alors, il faut que les autres aussi soient abrutis après, vous comprenez ?
L'Express : Qu'est-ce que vous avez fait comme études ?
Le P. Boulogne : J'ai fait le secondaire, puis j'ai fait les études dans l'Ordre. J'y suis entré à 18 ans.
L'Express : Et vous avez beaucoup fréquenté, nous croyons, le monde du spectacle ?
Le P. Boulogne : Oh, beaucoup, non. Mais j'ai eu l'occasion d'y entrer. Vous savez ce que j'en ai conclu ? Ce n'est pas très gentil. Mais je le disais à mes confrères : « Si nous préparions nos sermons aussi consciencieusement que les artistes préparent leurs numéros, ce serait formidable. Mais le dommage, c'est qu'on ne siffle pas dans les églises, comme on siffle au théâtre et au spectacle. » Cela ne leur faisait pas précisément plaisir. J'ai toujours eu des mots comme ça qui n'étaient pas très habiles.
L'Express : C'est vrai que c'est beau, le travail bien fait.
Le P. Boulogne : C'est très beau. Et quand vous avez la sanction immédiate, c'est énorme. Moi, j'admire le courage des gens du spectacle. Le public est féroce.
L'Express : Il est évident que vos confrères, comme vous dites, n'ont pas la sanction immédiate.
Le P. Boulogne : Eh non ! Parce que si les gens ne les écoutent pas, ils disent : « Ils sont infidèles à la Parole. » Mais c'est trop commode. C'est trop facile. Chez nous, vous comprenez, c'est un peu comme les professeurs, ils n'ont pas de sanction immédiate. Alors qu'il faut suivre les gens, leur être attentif. Je disais toujours : quand on prépare un sermon, il faut se dire : « Voyons, je suis un auditeur, il faut assister à la messe, quelle barbe ! Ça nous coupe la matinée, au lieu de rester bien tranquilles. Une demi-heure, ça va, mais il y a ce gars-là qui monte en chaire pour me raconter une histoire que je connais depuis longtemps. » Bon. Alors, il faut faire court, il faut accrocher l'attention, et voilà, et puis donner l'impression à celui qui écoute qu'on l'aime, qu'on se met dans sa peau. Qu'on se pose ses problèmes à lui. Alors moyennant quoi, mon Dieu, il fait ce qu'il veut
L'Express : Encore faut-il qu'on ait de l'intérêt pour les autres...
Le P. Boulogne : Alors, ils repartent avec quelque chose... Ils se disent : « Malgré tout, je ne mène pas une vie tout à fait d'abruti, ma vie peut servir. » Je crois que c'est à cela que nous devons nous employer.
L'Express : C'est, ce que vous souhaitez pouvoir faire maintenant ? Vous occuper des autres ?
Le P. Boulogne : C'est mon rôle. Je suis là pour ça. Mais sous quelle forme ? Je ne sais pas... Mes ambitions sont conditionnées par mon état physique. Je compte écrire. L'activité orale, je ne sais pas...
L'Express : Quand pensez-vous pouvoir sortir de l'hôpital ? Le P. Boulogne : Je crois qu'ils envisagent de me libérer vers mi-septembre, fin septembre. Mais après, je serai quand même dans une maison aux environs de Paris, pour l'hiver. Il faut que je reste assez près d'un centre où il y ait des médecins compétents.
L'Express : Pour que les contrôles continuent ?
Le P. Boulogne : Ah oui ! La greffe n'est pas une opération banale, puisque si ça tient, ça tient. On en sort guéri. Mais est-ce que ça tiendra ? On ne sait pas ce qui peut se produire. Evidemment, on prend tous les moyens. Il paraît qu'on me prépare un sérum de mouton. Après le sérum de cheval, je ne sais pas si c'est une promotion...
L'Express : Peut-on vous poser une question très indiscrète ? Comment, pratiquement, acquittez-vous les frais de cette opération ? Un prêtre est-il à la Sécurité sociale ?
Le P. Boulogne : Non. Nous sommes à l'A.M.G. L'Assistance médicale gratuite. Ah ! nous n'avons pas la dignité des gendarmes ni des adjudants ! Nous ne sommes pas d'utilité publique, nous. Non. César ne peut pas s'occuper de Dieu, c'est son concurrent, Dieu. C'est très logique. C'est la logique des choses. C'est tellement commode que César soit tranquille !
L'Express : Pas tellement tranquille, en vérité.
Le P. Boulogne : Cette conversation nous mènerait loin. L'Express : Et les cinquante minutes sont passées. Merci de nous les avoir accordées. Qu'allez-vous faire maintenant, tout de suite ?
Le P. Boulogne : Passer un examen ! Et puis je dois voir des médecins étrangers... Ils viennent de partout...
L'Express : Et vous allez vous infliger de nouveau le récit de votre opération ?
Le P. Boulogne : Pensez-vous ! Ce qui les intéresse, ce n'est pas de m'entendre. C'est de me voir. Ils viennent regarder le bestiau vivant.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express