En souvenir de Bollardière...

Il fut le seul général français à s'élever contre la torture. Et son nom n'a pas été cité dans l'affaire Aussaresses!
Qu'est-ce qui leur a pris, aux médias, du plus crapoteux au plus distingué, pour qu'ils soient saisis par la loftmanie? «Loft Story» est une sorte de bande dessinée livrée par petits paquets où l'on voit par exemple une jeune femme, Loana, se laver les dents et où un sous-titre nous informe : «Loana veut conserver une haleine fraîche.» Comme on est très intelligent, on subodore que Loana songe à embrasser Philippe ou Christophe. C'est épatant, non? Mais peu importe la part d'indigence de «Loft Story». Inspirée d'une production hollandaise, ce qui en fait grimper la diffusion dans tous les pays aux cieux des mesures d'audience, c'est un mécanisme interne astucieux qui mêle intimement suspense et sadisme. On sait ce qu'est cette série. Brièvement : onze hommes et femmes de 20 à 30 ans sont enfermés ensemble pour soixante-dix jours dans un appartement, coupés de tout contact avec l'extérieur. Les vitres qui les entourent sont des glaces sans tain derrière lesquelles des caméras tournent en permanence. Que font-ils? Rien, ils font connaissance, ils se lèchent, ils se bécotent, ils chantonnent, des relations se nouent, ils sont bien gentils. Pourtant, dès la fin de la première semaine, il y en a un qui a craqué, David. Il est parti. Ça a jeté un froid. Pas de panique : la production l'a remplacé, elle a tout prévu. Le sexe? On n'en abuse pas. C'est sur le web qu'on en trouve, avec en continu les images que M6 a enregistrées mais ne diffuse pas sur son antenne. Ça ferait mauvais effet dans les familles. Mais, furieuse d'avoir été vue nue sous la douche, Delphine a claqué la porte elle aussi. Ça se corse! La règle du jeu exige que toutes les semaines un membre du groupe soit évacué par ses camarades avec consultation du public. La blessure narcissique de celui qui est vidé saigne. Vidé pourquoi? On ne l'aime pas? Situation odieuse. Les membres du groupe qui ont survécu à cette première sélection respirent? et puis se disent que dans deux ou trois semaines, c'est peut-être sur eux que le couperet tombera. La nervosité s'installe. On se regarde d'un sale ?il. Au bout de soixante-dix jours, le couple survivant recevra une maison et toutes sortes de présents, alors que les neuf autres compagnons de galère auront fait l'expérience la plus humiliante de leur vie, celle du rejet. C'est en cela que «Loft Story» est obscène. Absolument. Bof! Ils vendront leurs Mémoires! Fait de société, comme on le clame? Je ne sais pas ce que ça veut dire. «Loft Story» est un produit industriel habilement adapté au marché du divertissement. On peut avoir horreur de son esprit ou au contraire s'en divertir. La loftmanie est une fièvre contagieuse mais inoffensive. On reviendra voir dans quel état ils sont au 69e jour. Pierre Vidal-Naquet et François Maspero ont été requis par Edwy Plenel («le Monde des idées») pour commenter le livre du sinistre général Aussaresses. Les deux hommes étaient l'un et l'autre qualifiés. Du président de la République au commentateur lambda, il y a désormais un discours unique sur la torture pendant la guerre d'Algérie. Il ne peut d'ailleurs plus y en avoir un autre. A l'heure où elle se pratiquait, c'était le contraire : il y avait à peine une poignée de journalistes pour sonner l'alarme. Ils étaient haïs, insultés, inculpés, ils salissaient la France. Mais il y avait aussi un homme dont on est surpris que le nom n'ait pas été cité: c'est Jacques de Bollardière. Le plus jeune général de l'armée française, compagnon de la Libération, célèbre pour son courage. On l'appelle le soldat du Christ. Il exerce un commandement en Algérie, très efficace avec une technique de pacification originale. Quand il est informé des méthodes «crapuleuses», dit-il, de ses collègues généraux, il démissionne bien que cela lui déchire le cœur, c'est un soldat, et il rend publiques ses raisons. Tohu-bohu? Le conseil des ministres se réunit? et le condamne à l'unanimité moins une voix (celle de Gaston Defferre) à une peine de forteresse. Entre des officiers indignes et des politiciens incapables, Bollardière a sauvé l'honneur au prix de sa carrière. Qui d'autre, dans l'armée ou ailleurs, a fait cela? Au moment où Jacques Chirac, agitant la pompe à électeurs, se naturalise vert, Jean-Pierre Chevènement envoie au parti écologiste une volée? de bois vert. C'était au «Grand Jury». Le président du MDC, petit parti bien courageux car il est sans moyens, hésite encore sur sa candidature à l'Elysée, enfin il le dit. On n'a pas très bien compris où J.-P. C. pensait puiser ses électeurs, mais il a fait un bon discours de chef de l'opposition à Lionel Jospin ? naturellement, son seul adversaire. Une fidélité de quatre ans, c'est long en politique! Jean-Pierre Chevènement est irritant sur bien des points, mais ce qui est toujours sympathique chez lui, c'est cette certitude où il est que si l'on explique bien les choses au peuple, il vous donnera sa confiance. Ce serait beau, la démocratie, si c'était ainsi. F. G.

Jeudi, mai 10, 2001
Le Nouvel Observateur