«Vous n'êtes pas obligée de mentir!», lui dit en souriant notre amie Françoise. Et l'épouse de Lionel Jospin répond : «Je n'en ai aucune raison»... Et elle dit tout : de ses relations avec son mari, de l'idée qu'elle se fait de son rôle, de leur famille «recomposée»,de sa volonté de «représenter les Françaises», de sa définition de Jospin : la solidité
Françoise Giroud . ? Auriez-vous un jour imaginé qu'une histoire pareille vous tombe sur la tête? Sylviane Agacinski. ? Bien sûr que non! F. Giroud . ? Diriez-vous que c'est angoissant, grisant ou divertissant? S. Agacinski . ? Un peu tout ça à la fois. Chaque mot pourrait convenir. J'en ajouterais peut-être un, qui serait «romanesque». F. Gi roud. ? D'où venez-vous avec ce nom exotique? S. Agacinski . ? Mon grand-père paternel était polonais. Il est venu en 1922 travailler dans les mines du nord de la France avec un contrat de boiseur. Ma mère, née Lejeune, est une vraie Parisienne. F. Giroud . ? Si Lionel Jospin devient président, ce sera la première fois qu'une intellectuelle professionnelle, si je puis dire, qu'une femme existant par ses propres talents tiendra la maison et recevra à l'Elysée. Vous saurez faire cela aussi, en plus de toutes les corvées. S. Agacinski . ? D'après mon expérience à l'Hôtel de Matignon, depuis cinq ans, j'aurais envie de dire qu'il est beaucoup plus facile d'être maîtresse de maison lorsqu'on est secondé par toute une équipe de professionnels que de recevoir chez soi en s'occupant de tout! Il est vrai aussi que j'ai appris un certain nombre de choses depuis quelques années. F. Giroud . ? De l'avis de tous ceux qui vous connaissent l'un et l'autre, vous êtes très unis, vous vous entendez bien, vous l'écoutez, il vous écoute. Comment et dans quel domaine intervenez-vous? S. Agacinski . ? Nos rapports sont effectivement profonds et très harmonieux. En même temps, ils ne sont pas du tout fusionnels. Nous sommes très indépendants et jaloux tous les deux de notre liberté. Je l'écoute, il m'écoute au sens de l'attention à ce que nous nous disons l'un à l'autre. F. Giroud . ? Vous souvenez-vous d'un moment, dans votre vie commune, où vous avez eu envie qu'il quitte la politique, qu'il change de métier? S. Agacinski . ? Non, jamais. C'est une décision très personnelle et j'ai toujours respecté ses choix. F. Giroud . ? Et lui? A-t-il songé sérieusement à décrocher de la politique? S. Agacinski . ? En 1993, après l'échec aux législatives, il a pensé retourner au Quai-d'Orsay. Est-ce qu'il l'a souhaité sérieusement, pour reprendre votre terme, je n'en jurerais pas. Mais c'était normal, compte tenu du fait qu'il n'avait plus de mandat. F. Giroud . ? Quel âge aviez-vous quand vous vous êtes connus? S. Agacinski . ? Moi, j'avais 38 ans, et il a fallu encore quelques années avant qu'on vive ensemble. F. Giroud . ? Vous avez en somme l'un et l'autre l'expérience de la vie et des blessures qu'elle laisse, vous avez l'un et l'autre des enfants. Votre famille recomposée est assez représentative de milliers de familles françaises aujourd'hui. Si vous acceptez d'en dire un mot, comment ça marche? Vous n'êtes pas obligée de mentir! S. Agacinski . ? Je n'ai pas de raison de mentir parce que ça a très bien marché. Il faut dire que les enfants de Lionel étaient un peu plus que des adolescents, donc ce n'est pas moi qui les ai élevés, c'est plus facile. Mais à voir avec quelle facilité les enfants m'ont adoptée, j'ai compris que leur confiance et leur attachement à leur père étaient tout à fait profonds et jouaient un rôle essentiel. Et puis on a appris à se connaître, et je suis très attachée à eux maintenant. A l'inverse, en tout cas différemment, mon fils Daniel avait 5 ans en 1989, et donc c'est Lionel qui l'a élevé. Je n'aime pas beaucoup parler de choses intimes, mais tout de même je vous dirai que j'ai une gratitude infinie à l'égard d'un homme qui a été aussi tendre et généreux avec moi qu'avec un petit garçon comme ça, dont il a fait son fils ? ça m'émeut rien qu'à en parler. Et je l'admire autant pour ses qualités d'homme que pour ses talents politiques. F. Giroud . ? Il paraît que vous avez un fils tout à fait épatant, il a 16-17 ans? S. Agacinski . ? Oui, il a 17 ans et demi, il est en hypokhâgne. C'est un passionné, lui aussi. F. Giroud . ? Quand on écrit que Lionel Jospin est austère et psychorigide, ça vous inspire quoi? Après ce que vous venez de dire, on voit à quel point c'est superficiel comme jugement. S. Agacinski . ? J'ai l'impression qu'on ne parle pas du même homme. Mais je peux comprendre que quelque chose de très pudique chez Lionel Jospin puisse, de l'extérieur, avoir une apparence de raideur. F. Giroud . ? Quelle est l'épithète qui conviendrait le mieux à «votre Jospin», celui que nous ne connaissons pas : courageux, tendre, généreux, solide, orgueilleux? S. Agacinski . ? Je crois que j'ai déjà utilisé tout à l'heure les mots «généreux» et «tendre», donc je suis assez contente que vous ayez pensé à ces mots aussi. Ce qui le caractérise le mieux, à mes yeux, serait tout de même «solide». Pour moi, c'est ce qui résume l'ensemble. F. Giroud . ? Les jours qui viennent vont être très tendus et éprouvants. Est-ce que vous envisagez l'échec, ou bien est-ce que vous le barrez de votre esprit? S. Agacinski . ? J'envisage tout, mais ça ne me paraît pas tellement tendu pour moi. Il est vrai que je ne suis pas d'un naturel anxieux. F. Giroud . ? Gagnant ou perdant, Lionel Jospin aura besoin de vous, ça ne fait pas de doute. S. Agacinski . ? Dans les deux cas, je crois qu'il aura besoin de moi, mais en tout cas il ne me le dira pas. Il n'aime pas demander. F. Giroud . ? Quelle était votre relation personnelle à la politique avant de partager la vie de Lionel Jospin? S. Agacinski . ? Je suis entrée au Parti socialiste en 1978. Donc j'étais militante de base, j'y suis restée, en ayant fondé la section du lycée Carnot, jusqu'en 1984. Et après ma rencontre avec Lionel je suis devenue moins militante qu'avant. En revanche, je m'intéresse plus, dans l'ensemble, à la chose politique, à la réflexion, et même à la philosophie politique, qui n'était pas spécialement dans mes cordes à l'époque. Par exemple, je suis extrêmement sensible, et notamment pendant cette campagne, aux symptômes de dépolitisation en France. Soit désintérêt pour la politique, désimplication, soit posture protestataire. Le sens politique semble disparaître sous les revendications catégorielles. F. Giroud . ? Comprenez-vous la passion politique et ce qu'elle fait de ceux qu'elle anime ? le plus souvent des hommes, d'ailleurs, pour le moment? S. Agacinski . ? Oui, je la comprends. D'ailleurs, je pense qu'on ne ferait pas grand-chose sans passion, en général. Et je pense que sans passion pour la politique, là aussi, la démocratie périrait. J'aimerais même un peu plus de passion du côté des citoyens. En même temps, je n'aime pas que tout passe par la politique, je n'aimerais pas quelqu'un qui verrait tout à travers la politique. Tout n'est pas politique. F. Giroud . ? Quelle idée vous faites-vous du rôle de femme de président, qui n'est pas reconnu dans la Constitution, mais qui a bel et bien une fonction de fait? S. Agacinski . ? C'est bien le problème. C'est-à-dire qu'il n'y a rien qui définisse ni le statut ni la fonction de l'épouse d'un président ? ou possiblement de l'époux d'une présidente ? de la République. Tout est chaque fois à interpréter, à inventer, à mi-chemin entre la tradition et la façon dont chacune ou chacun veut vivre ça. Ce qu'on peut dire, c'est qu'il apparaît que c'est un statut, voire une fonction, d'ordre symbolique essentiellement, et représentative, donc importante, et qu'il ne faut certainement pas sous-estimer. F. Giroud . ? Qu'aimeriez-vous qu'on dise de vous quand on vous connaîtra mieux? Elle est belle, elle sait s'habiller, elle représente bien les Françaises, elle n'est pas fière, elle connaît les problèmes de la vie des femmes, son mari a de la chance, etc.? S. Agacinski . ? En dehors du fait que j'aimerais continuer mon travail de recherche ? mais ça ne pose pas de problèmes fondamentaux ?, dans les propositions que vous faites, je préférerais : «elle représente bien les Françaises». C'est ce qui me conviendrait le mieux. Et peut-être même (mais là tout est à inventer, nous nous situons dans l'hypothèse de l'Elysée en prenant un peu de risque), au fond, la question que je me poserais serait certainement de savoir comment, par quel moyen, sous quelle forme, représenter aussi les Françaises, ou la conception française du rapport hommes-femmes, de l'égalité, de la mixité, à l'étranger; peut-être justement pour porter à l'extérieur cette conception. Mais le fait d'être l'épouse d'un président de la République ne doit pas annuler la liberté de l'expression personnelle. C'est une vraie question. F. Giroud . ? Etes-vous disposée à débarrasser votre vocabulaire du langage de la philosophie? Etes-vous prête à faire cet effort, ou dites-vous : «Ils me prendront comme je suis»? S. Agacinski . ? Mon vocabulaire n'est pas philosophique du matin jusqu'au soir. D'ailleurs, même dans l'écriture, j'aime la clarté et la simplicité. Pour le reste, si je me place dans votre hypothèse, je dirai : «J'espère qu'ils me prendront comme je suis?»
Jeudi, avril 4, 2002
Le Nouvel Observateur