Fait un parallèle entre plusieurs hommes politiques morts dans diverses circonstances (Dag Hammerksjoeld, secrétaire général des Nations Unies, accident d'avion et Premier ministre de la Turquie, pendu), ou leur abandon du pouvoir. Réflexion sur la charge
Et lui ?
— Je le prends, dit Shakespeare. Pour cinq actes. Comment s'écrit son nom ?
— Comme il se prononce. Hammarskjoeld, prénom : Dag. Ses contemporains, qui fuyaient l'effort, l'appelaient M. H.
— Les gredins... Ils auraient été capables de m'appeler M. S. !
Au Panthéon des génies du théâtre tragique, la mise aux enchères des héros de la semaine se poursuivit.
— Adenauer Konrad, 86 ans, chancelier du Reich. condamné à céder un pouvoir qu'il détenait seul depuis douze ans.
— Je le prends aussi, dit Shakespeare, bien que je n'en aie pas encore terminé avec son prédécesseur. Mais il me botte, ce vieillard, comme dirait Rosalinde.
— Adjugé. Russell Bertrand, 89 ans, lord et pair du Royaume de Grande-Bretagne, prix Nobel, philosophe condamné en même temps que son épouse, lady Dora, à sept jours de prison ferme pour avoir refusé de s'engager à ne pas manifester silencieusement contre les armements nucléaires
— Des Anglais !
— Des Anglais.
— Eh !... Je les prends, murmura Shakespeare. Adieu, messieurs, je vais travailler.
— Menderes Adnan, 62 ans. Premier ministre de Turquie. Pendu. Zorlu Fatin et Polatkan Hassan, ses collègues. Pendus. Par le gouvernement de leur successeur, le général Gursel, qui leur reprochait d'avoir trahi la démocratie.
Il y eut un silence. Puis Sophocle grogna :
— Allons... Ils sont encore pour Shakespeare.
Mais nous ne serons jamais spectateurs, aux « générales » du Panthéon. Et pourtant, le génie en moins, et avant que la distance ne lige, séparément, dans l'histoire, le cours de ces destinées, on voudrait pouvoir fixer, l'espace d'un instant, l'étrange coïncidence qui a mêlé cette semaine sur le canevas du monde des fils apparemment aussi divers. Pour les uns, ce fut le point final. D'autres, si âgés qu'ils soient, n'en ont pas encore fini de broder leur vie.
On peut penser ce que l'on voudra de l'action menée par M. Hammarskjoeld. L'homme était un produit abouti de la civilisation occidentale. Policé, de haute culture, instruit dès l'enfance, issu de l'élite intellectuelle d'un pays socialement avancé.
« Mais qu'est-ce là, oh ! qu'est-ce en toute chose qui soudain fait défaut ? » disait le poète, celui dont M. Hammarskjoeld traduisit la subtile syntaxe entre deux discussions avec les chefs noirs du Congo ensanglanté.
L'encadrement des noirs insurgés contre son arbitrage était fourni par des officiers européens — dont certains Français — devenus mercenaires, des officiers qui avaient torturé au nom du christianisme et qui défendent, arme à la main, pour de l'argent, des puissances d'argent.
Ces blancs européens sont donc encore des animaux de jungle, prompts à croire que le courage physique dépasse toute autre valeur. Allez leur dire : ce courage-là n'est rien qu'une heureuse disposition musculaire, nerveuse et glandulaire qu'une piqûre peut annihiler ou susciter chez n'importe quel individu, ils vous riront au nez. Pourtant le courage n'a de prix que chez ceux qui ont peur et qui agissent tout de même, mus par l'intelligence d'une situation et le respect qu'ils se doivent.
Alors l'échec de M. Hammarskjoeld, est-ce seulement le sien ? Ou est-ce le nôtre, le fruit d'une époque où les hommes qui ne se sentent plus dans la main de Dieu — Seigneur, votre droite est terrible ! — n'ont pas encore appris à se tenir eux-mêmes en main et à comprendre le pourquoi de leurs actes ?
Il faut apprendre. Il faut enseigner cela dans les écoles. C'est plus important que le latin.
Il y faut, il y faudra du temps, beaucoup de temps. Mais c'est cela qui peut encore constituer une force, voire un idéal, en face des réactions barbares.
La vertueuse indignation des nations atlantiques parce que la Turquie, à peine sortie du moyen âge, passe la corde au cou de ses ministres au lieu de s'en débarrasser au plastic, l'Angleterre seule avait peut-être le droit de la manifester.
On peut penser ce que l'on voudra de Bertrand Russel et de son oeuvre philosophique. Mais pour protester contre son gouvernement, que fait-il ? Il s'assied dans la rue. Et si ledit gouvernement peut, en toute sérénité, condamner cet illustre vieillard à une peine de prison ferme alors que la V République ne peut pas toucher à J.-P. Sartre lorsque celui-ci approuve la désertion (ce n'est certes pas un regret, seulement une constatation), c'est parce que l'Angleterre a, en ce moment, les mains propres. Personne ne soupçonne les tribunaux de juger autrement qu'en conscience et en application des lois. Les magistrats siègent en
toute sérénité et n'ont point à craindre la vengeance, la vindicte, ou le futur gouvernement. Ils vivent, et ils pensent, en démocratie.
Les Allemands eux-mêmes — et Dieu sait qu'ils ne sont pas doués ! — viennent de se servir régulièrement (et non à l'hitlérienne) de leur bulletin de vote pour dire son fait à leur vieux chancelier. J'entends bien l'objection. Il faut être « efficace ». Et si la liquidation physique d'un politicien doit mettre, sous une autre forme, du plomb dans la tête de ses successeurs, ou encore ouvrir les voies d'un avenir meilleur, elle est « efficace ».
C'est, me semble-t-il, une vue courte des choses.
En mettant La Balue en cage, Louis XI n'a jamais découragé personne de devenir Premier Ministre, pas plus que les procès de Nuremberg ne décourageront un officier de devenir général commandant en chef. Au contraire. La conclusion logique que doivent en tirer les ambitieux, c'est que tout leur est permis ; tout, sauf d'échouer.
Nul n'est jamais contraint de devenir homme public. Il faut même y mettre un fameux acharnement. Celui qui postule au gouvernement des hommes ou à la direction des Affaires, celui-là même qui, comme Bertrand Russel, entend seulement mettre son prestige au service d'une conviction, assume du même coup la responsabilité de milliers, de millions de destinées humaines.
Savoir s'il doit payer ses erreurs, et de quelle manière, n'est pas un problème de justice. La justice humaine n'existe pas. C'est l'idée que l'on se fait de la civilisation et du progrès qui est en question.
Pour ma part, quand bien même nous resterions peu nombreux à le dire ou seulement à le penser s'il devient un jour impossible de parler, l'assassinat, fût-il, comme en Turquie, entreprise légale, ou, connue au Katanga, « accidentel », est intolérable. Outre qu'il est bête.
Tout ce qui ressortit à la barbarie est inintelligent et accuse une régression de l'homme, une victoire de la nuit sur la lumière de l'esprit.
L'époque est peut-être mal choisie pour persister à croire qu'un jour l'humanité entière émergera de la nuit. Elle avance en dents de scie, et nous sommes depuis de longues années au fond d'un creux, non au sommet d'une pointe.
Mais qui accepte les effets de la barbarie a sa part dans tous les crimes futurs qui se commettront.
Avant d'expirer, M. Dag Hammarksjoeld, citoyen du monde, a peut-être entendu une dernière fois la voix du poète en exil : « J'habiterai mon nom » fut ta réponse aux questionnaires du port, lit sur les tables du changeur, tu n'as rien que de trouble à produire.