Progression du nombre de morts sur les routes, et réflexions sur le rapport des hommes à l'automobile, considérée comme « inséparable d'un type de civilisation, la nôtre ».
DU BON USAGE DU SNOBISME
FRANÇOISE GIROUD
50, 70, 80... Nous y sommes faits. Mais à 188 morts-week-end, le seuil actuel de tolérance est dépassé. C'est-à-dire qu'au lieu de jeter un œil froid sur le bulletin nécrologique hebdomadaire dont nous sommes gratifiés, nous avons murmuré, lundi : « C'est horrible. » Nous nous habituerons aussi, à cette moyenne-là. Il le faut bien puisque l'on sait, dès aujourd'hui, que 17 000 personnes se tueront, sur les routes de France, en 1970.
Mardi, cependant, on parlait encore un peu de cette Toussaint sinistre. Mercredi, personne n'y pensait plus. Mais faut-il y penser ? C'est désagréable et il n'est pas certain que ce soit utile, sinon pour prendre quelques mesures de sécurité personnelle et limiter ainsi les risques à leur part irréductible. Quand la mort vous cherche, elle est à Samarcande. Il reste que l'on peut éviter de la provoquer systématiquement, si l'on attache du prix à l'existence et que l'on répugne à la perspective de vivre physiquement diminué.
Les autoroutes, les parkings, les gendarmes, l'élimination des « points noirs » ? Tout cela peut entraver l'accélération des dégâts. Ce n'est pas négligeable. Mais sauf à vouloir se boucher les yeux, il est clair que le problème est ailleurs que sur le bureau des ministres et des ingénieurs. Les Etats-Unis, où l'on circule presque exclusivement sur des autoroutes, à une vitesse rigoureusement réglementée, ont eu, en 1967, vingt-huit fois plus de tués dans les accidents de la circulation qu'au Vietnam. La différence — et cela fait toute la différence — est que les victimes ont choisi l'instrument de leur fin.
Deux ou trois cents vies épargnées chaque année, en France, au prix d'un meilleur équipement routier et de la série de mesures, plus ou moins efficaces, que chacun est prêt à suggérer, sinon à payer, cela mérite cependant un effort. Mais le mal n'est pas sur la route. Il est dans notre tête ; l'automobile est inséparable d'un type de civilisation, la nôtre, et quand on tire sur ce fil, c'est toute la bobine qui se déroule.
Comment avons-nous contracté, parmi d'autres « maladies de civilisation » propagées par l'abus du tabac, d'alcool et de nourriture trop riche, l'automobilite dont nous sommes tous plus ou moins atteints ?
Le véhicule à moteur individuel a d'abord été un privilège délicieux. Tous ceux qui en ont usé se souviennent avec nostalgie du temps où les routes leur appartenaient autant que la bordure des trottoirs, et où les erreurs de conduite pardonnaient aux coupables. Les démarreurs, alors, étaient parfois défaillants, les essuie-glaces fantaisistes, le chauffage intérieur intermittent. A ces détails près, l'objet-voiture n'a fait aucun progrès notable. On pourrait presque dire : au contraire. C'était un cheval, aux humeurs capricieuses, au système nerveux délicat, qui sentait la main du cavalier. Aujourd'hui, c'est une bicoque munie d'une machine à coudre des kilomètres. Les utilisateurs n'en distinguent même pas les organes et la chanson.
Tous les privilèges sont destinés à disparaître. Fort bien. L'ennui est que la voiture est restée liée, psychologiquement, à la notion de privilège. Posséder, se détacher de la masse, se hisser au niveau d'une sorte d'aristocratie, en afficher les signes extérieurs, disposer d'un instrument d'autonomie qui vous dégage du sort commun, c'est tout cela que l'on achète encore avec une automobile. Bien plus qu'un objet utilitaire.
Si nous la réduisions à sa fonction pratique — nous déplacer sans effort physique à une cadence plus rapide que celle d'un piéton ou d'un cycliste avec la faculté de choisir nos horaires — nous n'utiliserions sur les routes que des voitures de location, et les citadins circuleraient en taxi. On peut prendre beaucoup de taxis avant de dépenser ce que coûtent l'amortissement, l'entretien, l'assurance et le carburant d'une voiture banale.
Mais sa fonction réelle est tout autre. La démocratisation des biens matériels qui ressortissaient, autrefois, au luxe, continue d'être ressentie, singulièrement en France, non comme une facilité généralisée, mais comme une façon individuelle d'accéder à un mode de vie aristocratique. L'automobile n'est que le symbole, le plus
encombrant et le plus spectaculaire, de la contradiction où nous sommes quand nous prétendons développer les droits de tous en même temps que les privilèges de chacun. C'est l'un des problèmes de la vie moderne.
S'il semble particulièrement aigu ; dans le domaine de l'automobile, c'est parce qu'il est éclatant que le droit de rouler, ou de stationner, entre directement en conflit avec le droit de l'autre. Supposons que pour regarder la télévision il soit indispensable d'obliger son voisin à fermer la sienne, et réciproquement, on se battrait dans les immeubles.
Dès lors, tout ce qui limite, freine, ou dérange l'usage d'une automobile devient contrainte pénible, privation douloureuse, parfois même atteinte à ce prolongement, à cette représentation de soi qu'est une voiture. Supporterions-nous sans humeur que, dans une salle de spectacle, on nous interdise de nous asseoir ? Chercher une place en vain pour stationner, c'est la même chose. Supporterions-nous, circulant à pied, qu'une foule compacte nous interdise d'avancer autrement qu'à son pas ? Etre prisonnier d'un encombrement, c'est la même chose. Supporterions-nous sereinement qu'en nous frôlant un passant déchire nos vêtements et nous poche un œil ? Une aile froissée, un phare défoncé, c'est la même chose.
Supporterions-nous, enfin, de bon gré, qu'à monture égale — ou même inégale — un cavalier nous distance ? Se faire doubler, c'est la même chose.
A de très rares exceptions près, nous sommes notre voiture, réfugiés dans sa coque comme l'enfant dans le sein de sa mère, nous dérobant grâce à elle au monde extérieur, exhibant notre meilleure apparence, nous parant de sa puissance.
Le remède ? Il n'y en a qu'un. La faculté que, théoriquement, nous possédons de nous servir de notre raison pour façonner la réalité au lieu de la subir. Si ce n'est pas cela, la liberté, qu'est-ce que c'est...
Mais les hommes libres sont très peu nombreux, à supposer qu'ils existent. Et peut-être est-ce à une autre forme d'aliénation qu'il faut faire confiance pour venir à bout de l'automobilite : le snobisme. On commence à en percevoir l'amorce. Quand il sera définitivement « vulgaire » de faire de la route là où les trains s'en chargent, et « intelligent » de s'épargner cette mortelle corvée, un premier pas sera fait sur le chemin de la libération.
Alors nous verrons nos voitures comme les objets de nos défuntes amours : dépouillés de leur magie. Non de leurs qualités objectives.
F. G.