Drame à gauche

Alliance entre Pierre Mendès-France et Gaston Defferre pour les prochaines élections présidentielles. Multiplicité des candidatures. Relate les différentes tractations en cours dans les partis de gauche.
Voilà donc MM. Gaston Defferre et Pierre Mendès France réunis dans un même combat.
Calmes, détendus, parfois drôles dans leurs boutades, ils l'ont annoncé ensemble, jeudi matin, aux représentants de la presse réunis sous les plafonds bas de l'appartement de la rue Caumartin où ils ont installé leur quartier général. Dans la nuit, leur manifeste, tiré à 30 millions d'exemplaires par trois imprimeries, avait été diffusé.
Quelques minutes avant l'heure juste, M. Mendès France avait rejoint M. Defferre dans le bureau Louis XVI où, maintenant, il travaillera. Le soleil léchait affectueusement les vitres. On eût dit, quand ils entrèrent serrant les mains ici et là, une réunion très civilisée entre gens de bonne compagnie priés de venir entendre une heureuse nouvelle. Et non le rebondissement d'un drame.
M. Gaston Defferre, bronzé comme à l'accoutumée, prit la parole le premier pour déclarer : « Nous avons décidé de faire équipe. Si je suis élu président de la République, Mendès France sera Premier ministre. »
M. Mendès France, impassible, pâle, dans son strict costume bleu marine, joue avec ses lunettes. En cet instant, il fait sa véritable rentrée sur la scène nationale, après onze ans où la fortune des urnes lui fut marchandée. En vain. Il n'est pas député. Il n'a pas de parti. Il n'est pas gracieux. Il n'a rien à donner, rien à promettre, et il s'en garderait bien. Mais là où il est présent, le climat devient dense. Aimé ou pas, il a le poids spécifique de l'homme d'Etat.
Pour la première fois depuis onze ans (à l'exception d'un « Face à face »), on le verra à la télévision, avec M. Defferre. Igor Barrère dirigera les prises de vues. Roger Priouret le dialogue. Tous les coups. M. Defferre, assis à sa gauche, le regarde avec amitié. Pour livrer le combat qu'ils vont mener ensemble, M. Mendès France s'est arraché à la retraite montagnarde où il écrivait tranquillement, revenu, semblait-il, de toutes choses, un livre où il exposera sa conception de l'Europe. M. Defferre a quitté Marseille, sa forteresse. Ils vont prendre tous les coups. Ils les prennent déjà, y compris dans les rangs de leurs amis. Ils n'ont personnellement rien à gagner dans cette affaire. Mais « j'ai beaucoup réfléchi, a dit M. Mendès France. Nous avons beaucoup discuté. C'était notre devoir ».
Ils en sont convenus au cours de trois conversations avant le référendum dont M. Defferre, homme d'intuition, avait pressenti le résultat, et de rencontres quasi quotidiennes depuis quinze jours, tantôt au domicile de l'un, près de la Muette, toujours jonché de journaux, tantôt dans l'étroit pied-à-terre parisien de l'autre, avenue du Président-Wilson. Sobres l'un et l'autre dans leurs habitudes — ils ne fument ni ne boivent — ce n'est pas la chaleur des banquets qui risque, lorsqu'ils déjeunent ensemble, d'obscurcir leur jugement.
Ils se connaissent depuis vingt-cinq ans, mais ne se tutoient ni ne s'appellent par leur prénom. L'un est impulsif, rieur, tanné, gagneur, et ne vit à l'aise que dans une température de serre. L'autre est sur ses gardes, il sait être chaleureux mais également glacial, il fuit le soleil et ouvre les fenêtres partout où il passe.
Seuls pouvaient douter, néanmoins, qu'ils feraient équipe, ceux qui les connaissent mal ou qui les connaissent trop, dans le quotidien de la vie. Sous la surface des hommes et des choses, il y a le fond : une vision commune de la société, aujourd'hui et demain. Ce que M. Mendès France nommera, en réponse à la question d'un journaliste, « une philosophie, la volonté essentielle qui nous anime : une recherche de la justice et de l'efficacité unies, qui appellent la même discipline ».
Quatre radeaux. Cette vision, MM. Defferre et Mendès France la partagent depuis vingt-cinq ans. Dans toutes les options essentielles de la vie d'un Français de leur génération, de la Résistance à l'O.a.s., ils se sont trouvés du même côté de la barricade, d'abord celui du courage : physique, intellectuel, politique.
Le courage, aujourd'hui, c'est ce qui leur manque le moins. Il leur reste à faire comprendre à ceux qui en sont moins bien pourvus pour quoi ils se battent, et pourquoi il faut les aider, au cœur du drame de la gauche.
Il n'était que temps. Le dernier sondage, effectué avant que les deux hommes ne fassent publiquement équipe, affichait, en chiffres froids, le naufrage d'une gauche qui va, depuis longtemps, à la dérive. Il accordait à tous les candidats qui la représenteront dans le scrutin présidentiel du 1er juin un total de 22 % des suffrages.
Les voiles de M. Alain Poher semblaient se gonfler de tout le vent qui se détournait d'une gauche sans équipage, et comme effilochée entre quatre radeaux.
Aujourd'hui, pour le radeau de M. Defferre, la plus mauvaise passe est franchie. Il y en aura d'autres. Elles ne peuvent être pires.
Les électeurs naturels de la gauche, jusque-là désorientés, sont désormais en face d'une situation qui ne peut les satisfaire, mais qui du moins est plus claire qu'elle ne l'a jamais été depuis dix ans.
A la dernière minute, le Parti communiste français a essayé de la modifier.
Score inquiétant. Lundi dans la soirée, deux de ses émissaires rendaient visite au directeur d'un institut de sondages. D'abord sceptiques en lisant, dans « Le Figaro », les résultats d'un sondage Sofres indiquant que 11 % seulement des électeurs se disaient prêts à voter pour M. Jacques Duclos, ils s'étaient alarmés de voir ces chiffres confirmés par un sondage Ifop, publié par « France-Soir ». « Ce n'est pas possible, dirent les émissaires du P.c. à leur interlocuteur.
— C'est pourtant vrai.
— Recommencez pour notre compte.
— Vous y perdrez votre argent. Ces sondages ont été faits quatre fois pour quatre organisations différentes. Les résultats sont les mêmes... »
Les méthodes et les chiffres furent épluchés. En sortant, les deux émissaires du P.c. étaient convaincus : le
score, au soir du 1er juin, risquait d'être terrible.
Il restait vingt-quatre heures avant le dépôt des candidatures au Conseil constitutionnel. Le lendemain matin, mardi, par l'entremise de Me Jules Borker, avocat, et de M. Robert Buron, ancien ministre, le P.c. faisait sonder M. Mendès France. Si M. Duclos se retirait, accepterait-il de porter les couleurs de la gauche unie, entraînant ainsi le retrait de M. Defferre, et sans doute celui de M. Michel Rocard ?
Trois jours plus tôt, par la voix de M. Georges Marchais, membre du Bureau politique, les communistes s'étaient écriés au micro d'Europe N° 1 : « Mendès France candidat ? Au nom de quel parti, au nom de quelle force politique ? Veut-on nous présenter Mendès France à nouveau comme une espèce d'homme providentiel capable de résoudre tous les problèmes ? »
Mais, ce matin-là, M. Mendès France paraissait, en tout cas, capable de résoudre un problème : le leur. Comment ne pas avoir à compter les voix communistes au soir du 1er juin ?
Un refus courtois mit un point final à cette illusion, comme à l'agitation et aux espoirs entretenus parmi tous ceux qui rêvaient, nombreux, de se retrouver frères de campagne, alliés de combat, portés par le courant unitaire de 1965. Calculs mesquins. C'est la faute à Rousseau, c'est la faute à Voltaire, c'est la faute à Mollet, c'est la faute à Defferre... Pour les communistes et les conventionnels de M. Mitterrand, la faute en revient aux socialistes. Pour M. Rocard, candidat du P.s.u., c'est la faute à tout le monde : « Duclos, Defferre, Krivine (candidat trotskiste) représentent, finalement, nous a-t-il déclaré, les trois courants qui pendant quarante ans ont illustré l'impuissance de la gauche. »
Il est installé depuis mercredi dans un vaste appartement de la rue de Rivoli, remis à neuf, avec son état-major, entre un véritable laboratoire de caméras et de magnétophones pour préparer ses interventions télévisées, et le plan de campagne affiché au mur qui prévoit 30 meetings P.s.u. par département, 150 à 200 à Paris. Coût : 300 000 Francs « couverts par la mendicité », indique-t-il. Ancien collaborateur de M. Mendès France, il a accueilli « comme une désertion » la proclamation officielle de son engagement auprès de M. Defferre.
Pour M. Mendès France, interrogé jeudi sur la multiplicité des candidatures : « Nous la déplorons. Mais c'est le résultat d'un cheminement politique qui dure depuis un certain nombre d'années. L'unité entre différentes tendances ne peut se produire que dans la mesure où elles savent toutes où elles veulent aller ensemble. »
A quoi les « unitaires » répondent : elles ne le savaient pas davantage en 1965. Et la force de l'unité a été jusqu'à faire trembler le gaullisme sur ses bases.
Pour M. Mitterrand, ce sont « des calculs d'un niveau mesquin au sein de la S.f.i.o. » qui ont empêché que ne se réalise cette fois l'unité. Long ballet. En 1965, n'avait-il pas suffi qu'il ait, avec M. Guy Mollet, chez celui-ci, une conversation en tête à tête, pour que M. Mollet lui procure l'appui de la S.f.i.o. s'il lançait son opération « présidentielle », hardiment conçue ? Et le résultat, sans être décisif, fut mieux qu'honorable, puisque, au second tour, les voix centristes furent assez nombreuses à se porter sur le candidat unique de la gauche pour que son score passe de 32 à 45 %. Et en face de De Gaulle.
Alors, pourquoi pas cette fois-ci et pourquoi pas rêver de victoire sur M. Georges Pompidou ? Pourquoi, dès le lendemain du référendum, M. Mollet a-t-il refusé de renouveler l'opération Mitterrand ? Et ce veto posé, pourquoi, après un long ballet où furent successivement envisagées, puis écartées, les candidatures de MM. Christian Pineau et Alain Savary, a-t-il dû se résigner à voir M. Defferre, son vieil ennemi-ami, notoirement détesté par les communistes, prendre le départ ?
Première question : la réponse est simple. Si l'objectif est bien d'enlever le pouvoir à l'équipe gaulliste qui entend le garder sous le bonnet de M. Pompidou, il faut soutenir le candidat le plus propre à battre celui-ci. Qui peut prétendre que ce candidat eût été M. Mitterrand ?
M. Mitterrand dont les plus fidèles lieutenants ont escamoté la photo sur leurs affiches aux élections législatives de juillet 1968 ? M. Mitterrand qui est tombé d'un sommet dans une crevasse non de son fait, mais parce que deux événements considérables se sont produits depuis décembre 1965 : la crise de mai 1968 et le drame de Prague.
Sa personne n'est pas en cause. On se trompe toujours en ramenant les problèmes politiques à des questions de personne. Et les marxistes le savent.
Une expérience. L'important, c'est ce que M. Mitterrand, chef de la gauche depuis 1965, incarne en mai 1969 : l'unité avec les communistes.
Or la mythologie unitaire a des limites précises. Elle s'arrête à cette frontière invisible et mouvante qui sépare l'électorat de gauche de sa tranche décisive : la tranche libérale. Celle sans qui aucune gauche, unie ou pas, ne peut prétendre, dans une élection présidentielle, triompher de l'adversaire. Frontière cicatrice, sans cesse rouverte dès qu'elle semble se fermer, et saignante aujourd'hui de l'entrée des troupes soviétiques en Tchécoslovaquie, avec son cortège de révélations. Et du mouvement de mai.
Prague : les communistes français ont « désapprouvé ». Mollement. Sincèrement, sans doute, mais pouvaient-ils faire plus ? Et l'auraient-ils fait... Leur siège social est à Moscou ; comme celui de Fidel Castro, c'est la source même de leur force. Et puis, ils ont leurs propres problèmes internes d'unité, comme les Russes ont leurs problèmes.
L'un d'eux avouera, rêveur, dans le privé : « Si nous étions au pouvoir, si nous tentions une expérience Dubcek, je me demande combien de temps l'Union soviétique nous laisserait faire... »
Chez les « libéraux », en tout cas, Prague a cogné dur. Un chrétien de gauche, dont l'autorité morale est grande parmi ses amis, disait encore cette semaine : « J'ai voté pour Mitterrand en décembre 1965. Je pensais que les communistes avaient changé, qu'il était temps de les y aider, et qu'après tout on pourrait essayer de faire une expérience avec eux, quitte à revenir en arrière si elle est décevante. Maintenant, je sais qu'on ne fait pas d'expérience avec les communistes. Qu'on leur laisse mettre la main sur le pouvoir, et c'est fini. Pour toujours. » Le jeu des théories. Un autre sentiment, plus diffus, s'est répandu : si la Roumanie, si la Yougoslavie n'ont pas été envahies par les troupes soviétiques, n'est-ce pas un peu grâce au « parapluie nucléaire » américain ?
Prague, enfin, a fait surgir la vérité économique du régime communiste, imposé à un pays moderne. Ce fut la réponse terrible de la jeune déléguée tchèque, communiste, aux étudiants allemands qui s'inquiétaient « du danger de régression vers le capitalisme que comporte la notion de libre concurrence dans la réforme économique de MM. Alexandre Dubcek et Ota Sik » : « Vous, jeunes bourgeois, dit-elle, vous n'êtes intéressés, on dirait, que par le jeu des théories. Nous, nous avons vu des théories mises en pratique... Il y a vingt-huit ans, le niveau de vie de notre peuple était le même que celui des Français ou des Allemands : aujourd'hui, il est de la moitié. »
Pour beaucoup d'électeurs français, le résultat des années de gestion communiste a été une découverte. Ils ne sont pas près de l'oublier.
Deuxième frein à la progression de la fascination unitaire : mai 1968. Sans doute les communistes n'y étaient-ils pour rien. Mais quand le drapeau rouge flotte partout, c'est le leur, qui couvre l'insurrection, le désordre et les règlements de comptes.
Ce village où un instituteur a été « dénoncé », sa maison lapidée, parce qu'il n'était pas du côté des grévistes, n'oubliera pas. Pas tout de suite. Cette école d'où les filles d'un policier ont été chassées par leurs compagnes n'oubliera pas. Pas encore. Comme n'oublieront pas ceux qui ne voulaient pas, à tort ou à raison, faire grève et auxquels on n'a pas laissé le choix.
Ce qu'on appelle avec dérision « les libertés formelles », quand on les possède, on s'est aperçu qu'on y tenait, dès lors qu'on pouvait les perdre. Plus sérieux. Mai 1968 a eu, enfin, d'autres conséquences. C'est que, prisonnier de sa propre dynamique, M. Mitterrand, chef de la « gauche unie », a été loin, très loin.
Le 31 mars, prié à déjeuner par les journalistes économiques et financiers, il déclarait : « La gauche libérale rejoint de trop près le capitalisme et représente une politique que je souhaite combattre », se disait « partisan déterminé de l'appropriation collective des grands moyens de production et d'échange » de la cogestion, et assurait que « chaque unité d'entreprise doit être appelée à s'autogérer ».
Le lendemain, un homme politique de la gauche libérale rencontrait dans le train l'un de ses vieux amis, député communiste.
« Où en es-tu ? demande le communiste.
— Eh bien, dit le premier, je m'apprêtais à rejoindre le nouveau parti socialiste, mais je viens de lire les déclarations fantaisistes de Mitterrand... Il m'a laissé perplexe.
— Travaille donc avec nous, dit le député communiste en riant. Tu peux être tranquille : nous sommes plus sérieux. »
Il reste que le « programme économique », si l'on peut dire, de la gauche unitaire était annoncé.
Au lendemain du référendum, donc, il semblait clair qu'une partie en tout cas des électeurs qui avaient voté pour M. Mitterrand en 1965, doublement refroidis, ne le rejoindraient pas cette fois et que, lui ou un autre, aucun candidat, se présentant lié avec les communistes, n'avait la moindre chance de battre M. Pompidou.
Les sondages Sofres publiés le 8 mai par « Le Figaro » confirmaient cette analyse. A la question : « Supposez que vous ayez le choix entre les trois candidats suivants, pour lequel voteriez-vous ? », les Français répondaient : Mitterrand 18 % ; Poher 40 % ; Pompidou 42 %.
Pas d'entente. M. Mollet n'en avait pas besoin. Mais sa tentative pour faire investir par la S.f.i.o. M. Pineau, candidat potiche, propre à amener plus d'eau encore, au premier tour, à M. Poher, devait se heurter à l'obstination de M. Defferre. Le mardi 29 avril, fatigué, fumant plus que jamais, déjeunant avec un ami de M. Savary dans un restaurant près de la cité Malesherbes, il avouait : « Je ne peux plus rien faire. Gaston est candidat. »
L'après-midi, c'est fait. Il ne manque plus que la ratification du congrès prévu le dimanche, à Alfortville. Les conventionnels de M. Mitterrand ont refusé d'y participer.
En réponse à sa lettre, M. Waldeck Rochet en reçoit une de M. Mollet lui indiquant que la S.f.i.o. « ne juge pas opportune l'élaboration en commun d'un programme avec le Parti communiste ».
Le dimanche, pendant que se tient le congrès d'Alfortville, un rendez-vous a été arrangé, à 19 heures, rue Jacob, chez la romancière Françoise Mallet-Joris. Sous les poutres apparentes, devant les belles cheminées de pierre, il y a, outre l'hôtesse, deux conventionnels, MM. Charles Hernu et Claude Estier, deux socialistes, MM. Claude Fuzier et Pierre Mauroy. De celui-ci, devant lequel M. Mollet va s'effacer maintenant, on n'a pas fini de parler. Quarante-deux ans,
« costaud », carré, professeur d'enseignement technique jusqu'au 19 janvier 1966, où cet ancien des Jeunesses socialistes devient secrétaire général adjoint de la S.f.i.o., M. Mauroy dit : « Je suis du Nord. On les aime bien, là-bas, les communistes. Et on les châtie bien. »
Quand il rejoint ses camarades à Alfortville, il est 10 heures et quart. « Pas d'entente possible avec les conventionnels, dit-il. Il faut passer outre. Nous les retrouverons plus tard. » Quand le congrès s'achève, M. Defferre est officiellement investi. Sous la table. Le lendemain, M. Mauroy vient en informer protocolairement le Comité central du P.c, au 44, rue Le Peletier. L'entretien avec MM. Rochet et Marchais est court. « Ralliez-vous, dit M. Mauroy. Nous pouvons nous mettre d'accord sur quelques grandes options.
— Pas question de soutenir Defferre, répond M. Rochet. Nous préférons le risque d'une campagne solitaire. »
En début d'après-midi, M. Duclos, incontesté à l'intérieur du Parti, est désigné. Ça l'enchante. A 72 ans, atteint d'un infarctus, souffrant de diabète, il mange et boit comme un ogre, banquette avec les journalistes pour les entretenir de ses « Mémoires » qu'il vient de publier. Lorsqu'il s'assied derrière son bureau, au 4e étage du « 44 », entouré des portraits de Marx, d'Engels, de Maurice Thorez, rubicond, guilleret, il a l'air, avec sa courte taille, de passer sous la table. Mais les militants sont sentimentalement attachés à cette « figure » du Parti.
Après l'ultime tentative faite le lundi suivant auprès de M. Mendès France par le P.c, les dés étaient jetés. Il y aurait donc trois candidats de la gauche : MM. Defferre, Duclos, Rocard. Plus le benjamin, M. Alain Krivine, pour qui 2 000 militants gauchistes ont battu la campagne afin de rassembler les signatures nécessaires. Ils les ont obtenues essentiellement dans les petites communes. Maintenant, dans un immeuble vétusté près de la porte Saint-Martin, quelques garçons et filles préparent, pour lui, une campagne à boulets rouges. M. Krivine l'a commencée, jeudi soir, en se plaçant sous le signe de Che Guévara. Son programme, à lui, c'est la révolution. Il se lancé dans l'électoralisme, bien qu'il le condamne, dans le dessein évident et non dissimulé de disposer de la télévision. Ce qui pose « un problème de pédagogie politique auquel nous ne sommes pas préparés », dit M. Daniel Bensaïd, de la Ligue communiste, 25 ans.
Le manteau du Général. Le problème de MM. Defferre et Mendès France est d'une autre nature. Et d'une autre ampleur. Il y va cette fois, véritablement, et dramatiquement, de l'avenir immédiat comme du futur.
Ils le posent ainsi : existe-t-il une réelle force de gauche qui ne doive rien à l'alliance avec le P.c. ? C'est le problème italien, comme ce fut le problème allemand.
L'objectif immédiat à leurs yeux : écarter du pouvoir, qu'elle retrouverait pour sept ans, l'équipe gouvernementale dont il faudra bien faire le bilan maintenant que le manteau du général de Gaulle ne le couvrira plus. Il était déchiré, d'ailleurs, depuis mai 1968. « C'est avec un sentiment étrange, dit M. Mendès France, que nous observons ces élections. Généralement, une compétition pour le pouvoir se déroule entre les gens en place et ceux qui sont dans l'opposition. Aujourd'hui, lorsqu'on prend, en chemin, une émission de radio où parlent l'un ou l'autre, il est impossible de savoir lequel des deux challengers s'adresse au pays pour assurer qu'il faut « que ça change ». M. Pompidou a eu des responsabilités pendant dix ans. Qu'il les prenne. Qu'il en rende compte. Qu'il demande le renouvellement de ses pouvoirs. »
Donc, pour ceux qui le jugent durement, un premier devoir : lui refuser ce renouvellement. Et rendre vie à ce qui doit être un véritable gouvernement. « Sous la IV, il n'y en avait plus, parce qu'il était dissous, absorbé par l'Assemblée. Depuis dix ans, il était absorbé et dissous par le président de la République. »
Dans l'Etat actuel de la France, avec ou sans unité de la gauche, il est peu vraisemblable que M. Poher puisse être écarté après le premier tour. Un faux calcul. Faut-il pour autant lui laisser le champ libre ? Le pari que veulent gagner MM. Defferre et Mendès France, c'est qu'il y aura assez d'électeurs de la gauche non communiste pour admettre avec eux qu'il s'agit d'un faux calcul. Et qu'il ne faut pas laisser la voie ouverte au P.c. Pour trois raisons :
► Distancer le candidat communiste, réunir plus de voix que lui, c'est transformer pour l'avenir les relations avec le P.c. Tous les non-communistes qui désirent qu'un jour l'unité se fasse et triomphe doivent travailler, par leur vote, à ce que celui des deux grands mouvements de gauche qui entraînera l'autre ne soit pas le P.c. Et que les chiffres fassent réfléchir ses dirigeants.
► La « Pravda » ne l'a pas caché, et l'ambassadeur d'U.R.S.S. en France, M. Valerian Zorine non plus, dans ses conversations privées : l'U.R.S.S. se soucie moins des travailleurs français que de la stratégie soviétique. Elle mettra tout en œuvre pour que M. Pompidou récolte des voix communistes hésitantes.
► Si, après le premier tour, la gauche non communiste est laminée, M. Poher, en le supposant élu, sera entièrement redevable de son élection à son électorat le plus « droitier ».
Il choisira son Premier ministre, et celui-ci gouvernera en conséquence.
Si c'est le contraire, si cette gauche-là, irréductible, par la voix de MM. Defferre et Mendès France, sur les principes et les orientations qui doivent faire de la France une société moderne à caractère socialiste, fait la preuve qu'elle a une large audience dans la nation, alors elle pourra retrouver une réelle existence.
Alors le drame de la gauche aura été l'occasion et l'amorce d'une renaissance laborieuse, douloureuse, mais propre à l'arracher enfin au vertige du messianisme et de la Terre promise par la gauche irréelle, qui parle pendant
que les autres gouvernent, en attendant une hypothétique explosion dont on pourrait espérer au mieux, si elle se produisait, non le bonheur pour tous mais le malheur général. Le point. Cela, les Français le savent. Des enquêtes en profondeur, conduites systématiquement, en avril, par la Cofremca, ont confirmé qu'ils veulent, en majorité, d'une « orientation socialiste » à la condition qu'elle soit à l'opposé du modèle soviétique.
A la question : « Pensez-vous que la France devrait devenir un pays socialiste ? », ont répondu :
Oui, la France le devrait : 60 %.
Non, la France ne le devrait pas : 40 %.
A la question : « Si la France devenait un pays socialiste, à quel socialisme pensez-vous ? »
Au socialisme soviétique .... 5 %
Au socialisme suédois 75 %
Ne savent pas 20 %
La candidature de l'équipe Defferre-Mendès France a donc un objet clair, précis, « honnête », a déclaré M. Defferre.
Il leur reste maintenant peu de temps pour faire que pas une voix d'homme, de femme, capables de voir un peu plus loin que le bout du nez de M. Poher, ne leur manque le 1er juin. Ce sera dur.
Mardi soir, tandis que M. Mollet, mélancolique, achevait de vider le bureau de la cité Malesherbes d'où il ne régnera plus, non parce que c'est lui, mais parce que son temps est révolu, MM. Defferre et Mendès France faisaient, chez le second, le point de ce qu'ils avaient à mettre en œuvre.
Leur manifeste ? Il fallait qu'il soit tiré le lendemain.
« Mais il n'est pas écrit, dit M. Mendès France.
— Eh bien, dit M. Defferre, allons-y. Ecrivons-le tout de suite. »
La télévision ?
« Quand commençons-nous ? dit M. Mendès France.
— On ne sait pas. Peut-être vendredi.
— Quand le saurons-nous ?
— Jeudi à minuit, quand le tirage au sort aura eu lieu.
— Pour parler vendredi ? Mais ce n'est pas sérieux », dit M. Mendès France.
La balance. Il fallait encore qu'ils choisissent entre plusieurs emblèmes celui qui remplacerait le nom de M. Defferre sur les bulletins destinés aux électeurs des territoires d'outremer, lesquels ne savent pas tous lire.
Les candidats ont le choix entre une balance, un taureau, un poisson, un trèfle à quatre feuilles, un bateau. M. Defferre penchait, comme il se doit, pour le bateau. M. Mendès France pour le trèfle à quatre feuilles.
« Ils sont tous disponibles ? demande M. Mendès France. Ou y en a-t-il qui sont déjà pris ? »
Réponse : on ne sait pas.
Alors M. Mendès France, imperturbable, eut le mot de la fin : « Vous m'avouerez tout de même, dit-il, que ce système est loufoque. »
Ils ont demandé la balance. Symbole de justice. Elle était déjà confisquée.
La tâche qu'ils entreprennent est rude. Sauver la gauche d'elle-même et de ses vieux démons ; combattre le découragement qui rejette aujourd'hui vers Poher des électeurs en détresse ; leur faire comprendre que « voter efficace » au premier tour, c'est voter Defferre.
En se quittant l'autre soir, M. Defferre a demandé à M. Mendès France :
« Vous dormez bien ?
— Très bien. Vous aussi, j'espère.
— Oui. Mieux que la semaine dernière. »

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express