Dieu et Mme Staline

A partir de deux exemples, s'interroge sur le changement possible de l'humanité.
Mardi dernier, à 14 h 10, une 404 immatriculée 1519 QD 75 a heurté, rue de Rivoli, à Paris, l'arrière d'une Dauphine immatriculée 7912 NG 75 (sauf erreur, je cite de mémoire).
Les deux voitures se sont immobilisées. Les deux conducteurs ont bondi hors de leur véhicule. Et là... Là, l'inouï s'est produit. Ils ont ri. Ri. Pourquoi ne se sont-ils pas injuriés ? Soleil de printemps ? Taux de cholestérol ? Agressivité précédemment engloutie dans une salle de culture physique ? Tranquillisants ? Mystère. Mais ils ont ri.
Si un tel spectacle est possible aujourd'hui, à Paris, c'est, me dis-je, que l'on peut tout espérer. C'est que l'Homme peut changer.
D'autres informations venaient, il est vrai, d'engager à des réflexions un peu différentes. En premier lieu les déclarations de Mme Svetlana Staline. Qu'une femme de 42 ans soit touchée par la grâce, et que Dieu, soudain, l'appelle, après un deuil cruel, ce n'est pas, en soi, original.
Mais quand cette femme est le produit d'une société marxiste, quand son père se nomme Staline, et qu'elle l'a bien aimé, et qu'il l'a bien aimée, quand ce glissement hors du moule où elle fut coulée n'est apparemment accompagné d'aucune rancœur personnelle, d'aucune révolte, d'aucun blasphème contre le pays et le régime où elle s'est développée, son attitude donne à penser.
Est-ce précisément la mort de ce père, suivie de la mort de son mari, qu'elle n'a pu assumer sans lui substituer une autre image paternelle, et divine ? Craignons de tomber dans la psychanalyse comme dans la métaphysique de salon. Au demeurant, c'est son problème. Le nôtre est ailleurs. Là où, depuis Prométhée, le rêve et l'échec se sont invariablement succédé, est-ce forcer la vérité que de voir, en Mme Staline, un symbole ?
On ne saurait, en de tels domaines, être trop circonspect, puisque, aussi bien, la grande découverte de notre époque est celle de nos incertitudes. Les sciences humaines et sociales sont encore balbutiantes. Nous ne savons rien d'incontestable au sujet des comportements humains et de leur sens, nous ignorons ce qui a fait surgir des civilisations, des cultures, des organisations sociales parallèles, où s'inscrit le perpétuel combat de
l'Homme contre la Nature. Nous savons seulement que, de toute éternité, ce combat est le nôtre et que, de toute éternité, il continuera.
Mais enfin... Si Svetlana Staline a traversé quarante années de marxisme bu à la source, pour se retrouver semblable à ses aïeules, et agenouillée devant Dieu, c'est, semble-t-il, que l'Homme nouveau n'est pas pour demain.
Son histoire nous frappe, de surcroît, au moment où la plus cruelle des guerres idéologiques est menée par une nation qui croyait haïr la guerre. Soutenue par un peuple qui retrouve, pour chasser l'étranger de son territoire, l'immémorial instinct de défense farouche contre l'envahisseur. Après quoi, à supposer qu'il l'expulse, il se retrouvera à son tour, bien sûr, impérialiste.
Alors, qui a changé ? En quoi ? A quoi devrions-nous voir que l'Homme communiste est né ? En U.R.S.S., un système économique, moins injuste, en a remplacé un autre. Des rites se sont substitués à d'autres rites, et la morale communiste à la morale chrétienne, si tant est que sur le fond elles divergent et qu'en remplaçant l'au-delà par l'après-demain...
La grande pitié russe pour l'ivrogne, le simple, l'incapable, est demeurée. Et aussi la hauteur envers le subalterne — on ne badine pas plus qu'autrefois avec la hiérarchie. Et, encore, la corruption, le mensonge, le vol, la paresse, l'adultère. Et, bien sûr, l'héroïsme, la générosité, la tendresse, le dévouement, la loyauté.
Beaucoup de choses ont changé ; mais pas l'Homme, voilà, pas l'Homme. Il essaye, et ce n'est déjà pas si mal.
D'ailleurs, que se passerait-il si, effectivement, l'Homme changeait ? Il resterait conquérant, de l'espace ou des profondeurs de la mer par exemple, mais non de son voisin ? S'il ne cherche plus automatiquement, aujourd'hui, la domination territoriale, c'est que territoire n'est plus synonyme de richesses. La conquête emprunte d'autres formes de domination.
L'Homme nouveau conserverait le goût de la compétition — technique, sportive, par exemple — mais non le plaisir de dépasser l'adversaire ?
Peut-être les enfants de nos petits-enfants verront-ils cela. Oui, ils devraient le voir. Mais entre la bouillie humaniste, dont on connaît les glorieux résultats, et le décervelage, ou l'encervelage, comme on voudra, auquel, toujours, quelques-uns échappent, c'est que les générations futures auront trouvé une troisième voie.
Sans prétendre ni la tracer ni être capable de l'emprunter, on voudrait du moins n'être pas entretenu, à ce sujet, dans une permanente imposture.
Nous changerons dans nos conduites quand nous saurons pourquoi nous les suivons, quand nous accepterons de nous connaître et de nous reconnaître semblables et solidaires dans notre lutte contre la Nature.
« Par moi, dit le Prométhée d'Eschyle, les hommes ne jettent plus des regards inquiets vers l'avenir.
— Et quel remède as-tu trouvé contre cette maladie ?
— Les aveugles espérances que j'ai fait habiter en leur sein. »
Nous sommes à ce moment difficile où les aveugles espérances ne nous suffisent plus et où les lucides espérances commencent à peine à nous être données.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express