Dialogue désagréable

Création d'un dialogue imaginaire, prétexte pour mener à bien sa réflexion autour des réactions aux exécutions des opposants politiques au dictateur de Guinée. Et si on transposait ces événements dans un autre espace ?
Et s'ils avaient été blancs ? Espagnols ? Soviétiques ?
Et s'ils avaient été noirs, mais américains ?
Depuis que des grappes de pendus balancent au gibet de M. Sékou Touré, chef de la Guinée, exécutés à l'issue d'une parodie de procès, on est tenté de se poser quelques questions terribles.
A chacun d'y répondre pour soi, et de savoir ainsi où il en est à l'égard de quelques mots en isme, ou plutôt du concept qu'ils expriment.
Le racisme, d'abord. Ces exécutions seraient-elles plus choquantes encore si les suppliciés avaient été de race blanche ? Question grossière à laquelle il est facile, en France, de répondre « non ». D'autres, peut-être, diront « oui ».
Question plus subtile : et si le chef d'Etat qui a ordonné le supplice était blanc ? « C'est « oui ». Oui, le scandale eût été plus grand.
— Vous voyez bien ce que vous êtes en train de dire. Que l'on doit avoir des indulgences...
— Des indulgences toutes relatives !
— Des indulgences néanmoins pour M. Sékou Touré, parce qu'il est natif d'Afrique noire. Appelons cela par son nom : c'est encore du racisme.
— Vous m'embêtez.
— C'est le but. Continuons, et je vous préviens que ce sera de plus en plus désagréable. Cette sinistre affaire se passe en Espagne. C'est le général Franco qui fait exécuter cinquante-huit personnes accusées de participation à un complot contre le régime. Que faites-vous ?
— Je hurle !
— Mais encore ?
— Que sais-je ? On n'imagine pas ces choses-là. Elles sont, d'ailleurs, proprement inimaginables.
— Vous faites, en somme, une différence entre le général Franco et M. Sékou Touré.
— Eh bien ! oui, je fais.
— Laquelle ? Il faudrait préciser.
— D'abord, l'Espagne, c'est tout près.
— Profonde réflexion !
— Superficielle, peut-être, mais la proximité ne s'estime pas seulement à la géographie.
— Les Guinéens parlent français plus que les Espagnols.
— Sans doute. Mais Franco, leur chef, est tout de même l'héritier d'une culture qui exalte la valeur de l'individu en tant que tel...
— Drôle de gardien pour l'héritage !
— Il peut le bafouer, le trahir, il ne peut pas l'ignorer complètement. D'ailleurs, nous l'avons bien vu récemment, quand il a dû gracier les condamnés de Burgos.
— Pouvait-il faire autrement ? Il a besoin de l'Europe.
— Peut-être. Mais il a choisi d'en avoir besoin. L'autre, Sékou Touré, est l'héritier d'une autre culture, d'autres valeurs, où la famille, le clan, la tribu comptent plus, semble-t-il, que l'individu. Je ne sais pas l'idée qu'il se fait du prix d'une vie, ce qu'on lui a enseigné à ce sujet...
— Et voilà la condescendance qui revient au galop.
— Ah ! reconnaissez que ces choses sont plus compliquées. Car si l'on feint de considérer M. Sékou Touré comme un homme de race et de culture européennes, on doit, du même coup, le tenir pour un assassin paranoïaque.
— Et si c'était cela, la vérité ? Si cet homme enfermé dans son pays, avec son peuple, comme certains forcenés se barricadent, avec leurs enfants, dans leur logement, s'il était malade dans sa tête ?
— C'est possible. Mais cela n'arrangerait rien. Comment un assassin paranoïaque reste-t-il le « président bien-aimé », le « camarade commandant en chef » d'un pays qui, de surcroît, se prétend socialiste ?
— On en a vu d'autres. A propos : imaginons maintenant que cette sinistre affaire se passe en Union soviétique. C'est M. Brejnev qui fait exécuter cinquante-huit personnes accusées de participation à un complot contre le régime. Que faites-vous ?...
— Je suis atterrée.
— Mais encore...
— Que faire d'autre !
— Cette fois, vous ne dites pas que c'est inimaginable.
— Parce que ce n'est pas inimaginable. Il suffit d'évoquer des souvenirs qui ne sont pas si lointains. Mais c'est peu vraisemblable aujourd'hui.
— Vous faites, en somme, une différence entre le socialisme à la guinéenne et le socialisme à la soviétique.
— Le socialisme n'a rien à voir là-dedans.
— Allons donc ! Il y est, compromis jusqu'au sang par ce prétendu tribunal du peuple. Et qui écrit que « des observateurs ont jugé le verdict d'une sévérité excessive » pour commenter le supplice ?
— « L'Humanité », bien sûr. C'est de l'humour communiste. Aucune importance.
— Peut-on dire, avec désinvolture, « aucune importance » ? Peut-on persister à penser que les bonnes intentions font de bons torturés et de bons cadavres, et que, dès lors, tout ce qui se fait au nom du peuple et du socialisme doit être amnistié ?
— Non. Mais peut-on oublier l'intention ?
— Quand la torture ou la mort est au bout, non seulement on le peut mais c'est une charge de plus. C'est la trahison suprême, la suprême perversion d'une idéologie.
— Bon. Cette sinistre affaire se passe aux Etats-Unis. C'est M. Nixon qui laisse exécuter cinquante-huit Noirs accusés d'un complot contre le régime. Que faites-vous ?
— Je suis une parmi les millions de personnes qui sont, ce jour-là, dans la rue.
— Mais cinquante-huit Noirs guinéens ne vous ont pas fait bouger.
— Vous voyez bien qu'il ne s'agit pas de racisme.
— Vous faites, en somme, une différence entre un Noir d'Amérique et un Noir d'Afrique.
— Je... »
Ce dialogue devient insupportable. Pourquoi faudrait-il absolument s'avouer que, dans de telles tragédies, ce ne sont jamais les victimes qui nous intéressent, mais les bourreaux ? Et le parti que nous pouvons tirer de leurs actes pour consolider nos positions et alimenter nos certitudes ? Pourquoi faudrait-il reconnaître, ne fût-ce que par-devers soi, que pour fixer le prix d'une vie nous avons nos barèmes ? Oublions tout cela. Et allons plutôt pleurer à « Mourir d'aimer ».

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express