Des idées simples

Récit d'un incident opposant représentants des forces de l'ordre et membres d'un groupe manifestant contre le fonctionnement du casier judiciaire. Or Michel Foucault se trouve avoir été l'homme agressé par un des policiers (d'où publicité de l'événement).
DES IDÉES SIMPLES

FRANÇOISE GIROUD

C'est une histoire banale. Sinon, elle ne mériterait pas d'être racontée.
Un groupe de huit personnes se trouvait, le samedi 1er mai, rue de la Santé, à Paris, près de la prison du même nom. Comme tous les samedis, les visiteurs attendaient là, nombreux, le moment où ils pourraient entrer pour voir « leur » détenu. Les huit personnes, qui appartiennent au Groupe d'information sur les prisons récemment constitué, s'approchèrent et commencèrent à distribuer, en même temps que du muguet, un tract relatif aux problèmes que pose la pratique du casier judiciaire.
Un agent gradé intervint et ordonna que la distribution soit interrompue. Le responsable du groupe refusa, courtoisement, en faisant remarquer que lui-même et ses amis ne contrevenaient à aucun règlement, et n'exerçaient que la liberté fondamentale, reconnue à chaque citoyen, de circuler sur la voie publique et de communiquer ses pensées et ses opinions. L'agent n'en discuta pas. Non. Il embarqua les huit « coupables », qui arrivèrent en panier à salade au poste de police du XIVe arrondissement.
La, après quelques heures d'attente, ils furent soumis au rituel interrogatoire d'identité pendant lequel un agent vint les interpeller en ces termes : « Combien y en a-t-il parmi vous qui ont des noms vraiment gaulois ? »
Après la réponse, sèche, que lui fit une jeune femme, il s'éloigna, puis revint en criant : « Heil Hitler » et en feignant de la viser avec une arme imaginaire.
Un gradé, présent, ne parut pas apprécier cette manifestation d'humour policier, mais ne dit mot. Simplement, il se hâta d'en finir. En sortant, le responsable du groupe reprit son manteau, accroché à une patère, et décrocha par inadvertance une pèlerine. Il la reposa aussitôt sur une table.
L'agent propriétaire de la pèlerine le somma, en le tutoyant, de raccrocher la pèlerine. Il s'y refusa, et sortit. Il était déjà sur le trottoir lorsque le propriétaire de la pèlerine le rejoignit, et le frappa en le traitant de pédale.
Un gradé survint, qui obligea ce véhément gardien de l'ordre à réintégrer le poste. L'homme frappé et insulté y rentra à son tour, pour tenter de déposer une plainte. Laquelle ne fut pas reçue. Un commissaire de l'endroit lui conseilla de s'adresser à un autre commissariat. Sa plainte ne fut pas reçue non plus.
Le moment est venu de dire que cet homme se nomme Michel Foucault, professeur au Collège de France. Ce qui ne change rien au fond des choses. Moins désarmé qu'un obscur citoyen, il a les moyens de faire connaître l'incident, et il s'y est employé. Il est en situation de ne pas hésiter devant une action en justice, et, sur les conseils de son avocat, Mr Georges Kiejman, il a introduit cette action. Cette fois, la plainte a été jugée recevable. L'ennui est que tout le monde n'est pas M. Foucault, mais que, en revanche, tout le monde peut être traité de la sorte. Tout le monde. Vous, demain.
Cette affaire, qui ne doit pas être dramatisée, mais pas davantage minimisée, appelle quelques questions.
Pourquoi peut-elle se produire au mépris des lois destinées précisément à fixer le cadre des libertés de chacun acceptables pour tous ?
Il va de soi qu'il y aurait pure hypocrisie à incriminer seulement « la police ». C'est facile, populaire, commode, cela épargne d'avoir à se demander qui donne à la police des instructions, qui a mis en place ceux qui donnent ces instructions, et pourquoi elles sont données. Or la police ne peut être isolée du régime qui s'en sert.
Donc, pourquoi, dans la France de 1971, démocratie bourgeoise libérale qui ne court, selon toutes les apparences, aucun péril grave, le Pouvoir, c'est-à-dire la représentation de l'idéologie dominante, se sent-il menacé au point de permettre — ou d'encourager — par Marcellin interposé, la dégradation des libertés individuelles ?
Nous ne sommes pas gouvernés par des dictateurs mais par des hommes qui sont soumis à élection, qui vivent les yeux fixés sur les sondages et qui sont infiniment sensibles à ce qu'on appelle l'opinion publique, telle qu'ils la sentent directement ou à travers divers relais. Personne, aujourd'hui, en France, ne peut aller contre un courant puissant d'opinion. Et sans doute, personne, au pouvoir, ne s'y risquerait.
Alors, il faut savoir que la responsabilité des mœurs policières du régime et de leur évolution est entre nos mains, entre les mains de tous les citoyens, et, au premier chef, de ceux qui les informent de ces mœurs.
Il ne faut pas accepter l'inacceptable, et l'inacceptable n'aura pas lieu.
Parlant de la dictature, Valéry disait que la liberté est la plus difficile des épreuves que l'on puisse proposer à un peuple. Savoir être libres, écrit-il à peu près, n'est pas également donné à tous les hommes et à toutes les nations, et il ne serait pas impossible de les classer selon ce savoir.
C'est bien le seul classement qui mérite que l'on essaie, individuellement et collectivement, de décrocher le prix d'excellence.
Il est clair que, sous les coups conjugués des ordinateurs, de la télévision et de l'élévation fabuleuse du niveau de vie dans quelques nations, isolées au sein d'un monde aux trois quarts sous-développé, les valeurs bourgeoises ont fait leur temps. Comme les valeurs aristocratiques avaient fait le leur lorsqu'elles ont été désagrégées, puis abolies par la Révolution française. Mais, pour l'heure, elles n'ont pas été remplacées.
Or, que l'on appelle cela comme on voudra, une idéologie, une échelle de valeurs, une morale, personne ne vit sans avoir son idée de l'honneur, de la dignité, de l'honnêteté, de la liberté et de quelques autres petites choses de ce genre. Et aucune société n'a jamais existé où les hommes n'aient eu en commun un système de références.
Parce que ce système est vermoulu, faut-il accepter de jeter l'enfant avec l'eau du bain et les libertés avec le libéralisme ?
Dans les périodes confuses, il faut se raccrocher à quelques idées simples, et s'y tenir comme au fil d'or capable de vous guider dans les ténèbres.
Le respect de quelques libertés individuelles fondamentales fait partie, dois-je m'en excuser ? de mes idées simples.

F. G.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express