Des experts surarmés

Le petit écran transformé en maître d'école... Et l'on comprend que cette guerre n'est pas celle des pauvres contre les riches
George Bush a l'air tellement niais qu'il en devient pénible à voir. Ah! on regrette papa! Mais nos réactions sont secondaires. Comptent celles du peuple américain, et tout semble indiquer que le langage martial et parfois malheureux de son président ? l'emploi du mot «croisade», par exemple; il ne doit pas savoir ce que c'est ? ce langage sied à ses oreilles. Les Américains ne seraient pas ce qu'ils sont s'ils n'étaient pas, dans l'épreuve, derrière la Maison-Blanche. Mais on se prend à regretter les Theodore Sorensen, les Arthur Schlesinger qui fournirent à John Kennedy les plus fameuses de ses formules. Par exemple : «Ne vous demandez pas ce que l'Amérique peut faire pour vous mais ce que vous pouvez faire pour l'Amérique.» Ou encore : «Je suis un Berlinois.» La guerre, puisque nous y sommes, cela se fait aussi avec des mots. Quand on a connu New York, que l'on y a travaillé, aimé, dansé, électrisé par l'air de la mer, on a de la peine à détacher son esprit de cette gigantesque nécropole, de ces 7 000 cadavres sans sépulture, au cœur de la ville, sur lesquels, demain, on marchera. Requises par la catastrophe de Toulouse, les chaînes lui ont consacré, comme cela s'imposait, la première place dans leurs informations. Bien que rien ne le suggère, on a tout de suite pensé terrorisme. On devient facilement nerveux. Ensuite on s'est écrié, comme tout le monde : «Quelle idée de mettre une usine de produits chimiques dans une ville! Quel est le maire qui a permis cela? C'est Baudis?» Mais l'usine a été construite en 1924 sur un terrain qui était alors en pleine campagne. La ville l'a rattrapée. Depuis, les mises en garde n'ont pas manqué, il est vrai. Il n'a pas la baraka, le patron de TotalFinaElf, Thierry Desmarest. Après l'«Erika», Toulouse? Le désastre humain et matériel a largement suffi pour éclipser cette semaine New York à la télévision. Toulouse, c'est à la maison. Pour le reste, le petit écran a été un véritable maître d'école ? et ce n'est pas une critique, au contraire ? pour donner un sens à la guerre annoncée. Ils étaient trois chez Guillaume Durand (Gérard Chaliand, Frédéric Encel, Antoine Bosbous) et deux chez Edwy Plenel (Jean-Luc Racine, Olivier Roy), armés jusqu'aux dents, intellectuellement s'entend. On a compris que tout s'était enclenché quand l'ennemi prioritaire était le communisme et que l'URSS a envahi l'Afghanistan. Les Américains ont soutenu à fond les Afghans par Pakistan amical interposé. Du coup, ils ont fermé les yeux sur la fabrication d'une arme nucléaire par le Pakistan. Plus tard ils se raviseront, c'est l'une des raisons de l'hostilité pakistanaise. Le maître actuel du Pakistan, un militaire, sait son pouvoir fragile, souffre de n'être pas important dans la région, est obsédé par l'Inde voisine et tente de la miner avec l'abcès du Cachemire où il envoie des troupes. Cette semaine, il a accepté une demi-coopération avec les Etats-Unis. Il ouvre l'espace aérien mais pas la route au sol. Quand les fanatiques talibans ont pris racine en Afghanistan, dès les Russes vaincus et évacués, Kaboul entre leurs mains, les Américains les ont négligés sans entendre les avertissements de Massoud le magnifique, le Lion comme on l'appelait. Qui était Massoud? Un grand guerrier contre les Russes et un musulman pieux mais indemne de tout fanatisme, retranché après la guerre dans la montagne avec son armée, une sorte de De Gaulle, seul véritable opposant aux talibans. Pas plus avisés que les Américains, les Français qui avaient approvisionné Massoud pendant toute la guerre par des voies clandestines ont brusquement cessé. Assassiné l'autre semaine par les reîtres de Ben Laden, Massoud eût été précieux aujourd'hui. Ben Laden ou ceux qui le conseillent l'ont bien compris. Et maintenant? Pronostic général : une série de bombardements, d'actions de commandos rapides. S'ils ont vite des succès, Bush sera le moderne Paladin. Si cela se transforme en guerre d'usure, ce sera le contraire. Ce n'est pas une guerre des pauvres contre les riches. Ben Laden est multimilliardaire grâce aux meilleures méthodes capitalistes. Les pilotes kamikazes sont tous issus de familles bourgeoises nanties. Alors que veulent-ils? Le monde musulman a connu trois siècles de rayonnement. Il a fécondé l'Andalousie. Aujourd'hui, il ne participe à rien dans le monde, rien. Prenez la liste des prix Nobel depuis leur création : il n'y a que trois musulmans? Ben Laden est un «humilié». Sur le plateau de Guillaume Durand, il y eut en outre un dialogue entre Michel Serres et Jean d'Ormesson. J'aime bien Michel Serres, mais, à ma grande honte, je n'ai pas compris ce qu'il a voulu dire pour caractériser la situation présente. A entendre Jean d'Ormesson, il n'était pas plus avancé que moi. Il fut drôle en tout cas, comme souvent, en répondant à une pique de Michel Serres : «Vous croyez que je m'approuve toujours de participer à des émissions de télévision? Je m'en veux affreusement!» Chacun d'eux publie un livre. Le moment n'est pas idéal. Ce que les Français achètent le plus ces jours-ci, c'est? le Coran. F. G.

Jeudi, septembre 27, 2001
Le Nouvel Observateur