Des enfants aussi

Censure levé sur le film suisse « Un médecin constate » . Propagande en faveur des contraceptifs. Analyse l'image de la mère dans nos sociétés actuelles. Image dégradée.
Après de longues hésitations, la censure vient de libérer un film réalisé en Suisse, dont les audaces sont, certes, de nature à troubler les nuits des spectateurs. Mais pas comme on l'entend généralement.
« Un médecin constate » est, au contraire, truffé d'images qui convertiraient don Juan lui-même à la chasteté, au moins provisoire. Ce n'est pas, apparemment, le but poursuivi par l'auteur. Mais ce pourrait être l'effet. Et si, après l'avoir vu, les petits Chaperons rouges se font encore croquer par les méchants loups, c'est à désespérer de la pédagogie.
Ce qu'un médecin constate, c'est que, même en Suisse, l'enfant qui s'annonce n'est pas toujours bien venu ; et que, même en Suisse, il est plus facile de le prévenir que de le supprimer. Encore faut-il que les intéressées soient précisément informées des moyens qui permettent d'éviter une maternité. Aussi en fait-il une description minutieuse, et illustrée, que la censure française a jugée trop abondante.
Pour une fois, on ne regrettera pas ses rigueurs. Autant on souhaiterait que ces images, débarrassées de leur contexte mélodramatique, soient largement diffusées dans le cadre d'une éducation « technique » des adolescentes et des jeunes femmes, autant il paraît incongru d'en faire un objet de divertissement.
Une belle dame grecque assurait déjà, au IVe siècle avant notre ère, qu'une femme ne doit jamais se laisser
voir à sa toilette sous peine de perdre le plus clair de son attrait. Alors, que dire de ces précisions anatomiques, s'ajoutant à quelques gros plans sur ce miracle de la nature : un enfant forçant le passage par où il fait son entrée dans le monde. Il n'y manque pas un placenta, pas un cordon ombilical.
Laid ? Non. C'est superbe. La plus perfectionnée des fusées filant vers la Lune est une machine grossière à côté d'un petit homme sortant du ventre de sa mère, furieux et déjà revendicateur.
Il reste que l'accouchement est le moins érotique des spectacles, en dépit de la relation de cause à effet, et qu'on ne saurait trop conseiller aux spectatrices intéressées d'assister seules, ou avec leurs filles si celles-ci ont plus de 13 ans, à cette séance de cinéma éducatif. L'homme de leur vie s'égaiera sans doute davantage à la vue des délicieuses libertines de « Benjamin ».
Mais ce n'est évidemment pas le souci de préserver la sensibilité masculine, toujours prompte à s'effaroucher, qui a guidé les ciseaux des censeurs. C'est la propagande que fait en même temps « Un médecin constate » pour le bon usage des contraceptifs.
Si ceux-ci ne sont plus interdits en France, ils ne sont pas pour autant recommandés, et l'on sait que, devant la mauvaise volonté récente, mais manifeste, que montrent les Français à accroître leur famille, une inquiétude légitime commence à s'exprimer au niveau des pouvoirs publics.
Qu'il y ait lieu de s'en préoccuper, c'est certain. D'autant que les causes profondes des fluctuations, en hausse ou en baisse, de la natalité restent obscures. D'ailleurs, a-t-on jamais élucidé les causes profondes des conduites humaines collectives ?
Aussi, en attendant que l'on en sache un peu plus sur les raisons qui conduisent les peuples développés à limiter le nombre de leurs enfants, il n'est pas interdit d'en avancer une, parmi d'autres.
Il semble que personne ne se soucie de ce petit fait obstinément ignoré : les enfants, ce sont les femmes qui les font. Et qui les défont. Or l'image de la mère s'est progressivement dégradée dans les sociétés modernes. Très rares sont les jeunes femmes qui envisagent, à 20 ans, de s'en tenir à cette unique fonction et de consacrer leur existence à l'éducation de leur progéniture. Elles veulent des enfants « aussi ». Elles ne veulent pas des enfants « seulement ».
Et elles n'ont pas besoin de consulter les statistiques pour savoir à quel moment les chères petites têtes blondes arrachent les femmes à la vie active, à moins qu'elles n'appartiennent à l'étroite catégorie des cadres dits supérieurs. Dans l'organisation actuelle de la société, c'est le troisième enfant qui vous cloue au foyer. Deux, même lorsqu'ils mangent comme quatre dans un deux-pièces-télévision, on se débrouille encore, bien ou mal. Trois, on ne se débrouille plus. Trois, c'est la fin de cet étrange esclavage-liberté que l'on appelle travail. Y renoncer n'est pas forcément ressenti comme une catastrophe. C'est autre chose. Une abdication. L'exclusion d'une communauté dont la vie est rude, certes, mais plus animée, plus chaude, plus gaie. Entre une femme active et une femme « au foyer », il n'y a plus aujourd'hui, dans aucun milieu, de langage commun, même pour se plaindre des hommes.
La représentation collective que l'on se fait communément de la femme chargée d'enfants, condamnée à leur seule compagnie et aux seuls travaux ménagers « ennuyeux et faciles » pour lesquels personne ne lui aura jamais la moindre reconnaissance, est la moins propre à exalter l'envie de s'y conformer. On s'y résigne plus que l'on ne s'y prépare.
Cette image n'est peut-être ni plus ni moins exacte qu'autrefois. Mais elle était positive. Dans la mythologie contemporaine, elle est devenue négative. Même dans l'esprit de certains hommes, dont l'un traduit ainsi le sentiment : « Quand ma femme travaille, ça m'ennuie. Mais quand elle ne travaille pas, elle m'ennuie. »
Il n'y a pratiquement pas une femme en France dont le sort soit, à tort ou à raison, envié et dont le seul palmarès soit le fruit de sa fécondité. Il faut au moins, pour qu'elle mérite quelque considération et sa photo dans les magazines féminins, qu'elle soit donnée pour « la précieuse collaboratrice de son mari ». L'Olympe n'est plus peuplée que de déesses actives, quelle que soit la nature de leur activité.
Il est grand temps, là où l'on élabore les mesures propres à fortifier la natalité, de prendre conscience de ce phénomène, sans doute irréversible. Si l'on ne donne pas aux jeunes femmes d'aujourd'hui et de demain les moyens matériels d'intégrer la maternité à la vie active, ce n'est pas au travail qu'elles renonceront. C'est au troisième enfant. Celui dont rêvent les démographes, du moins au foyer des autres.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express