Bilan sinistre des morts de l'année écoulée, des échecs de la paix
D'ici quelques heures 1956 s'engloutira dans le passé avec son cortège de jeunes morts et d'espoirs fauchés. Sur le tableau noir du monde quelques noms resteront tracés d'une craie que le coup d'éponge que donne l'année nouvelle ne suffira pas à effacer : Palestro, Budapest, Suez. Quelques mots tapissent la mémoire, lourds soudain d'un sens nouveau : canal, emprunt, rappelé, fuite, socialiste, maintenu, pacification, pétrole, embuscade ont pris en 1956 une dimension de plus. Et un mot neuf a surgi : déstalinisation.
1956 s'est joué en trois coups.
Alger : 6 février.
Moscou : rapport Kroutchev au XXe Congrès.
Washington : refus de financer le barrage d'Assouan.
Rien n'a atteint les hommes sur le plan collectif, qui ne soit la conséquence directe de ces trois moments d'une année qui, aussi sombre soit-elle, justifie cependant une vue optimiste de l'avenir.
Les historiens diront peut-être qu'elle a enfanté dans la douleur le monde moderne, qu'elle a vu éclater la paix, que celle-ci a subsisté (alors que tous les motifs propres à déclencher une guerre mondiale semblaient réunis) parce qu'une prise de conscience des vrais problèmes est amorcée.
A ces problèmes — ceux que posent la révolte de l'homme contre sa misérable condition, l'éveil à l'espoir de l'homme sous-alimenté, de ces milliards d'hommes sous-alimentés, de ces milliards de grains de poussière humaine — les solutions sont loin d'être données.
Mais 1956 sera peut-être l'année zéro de l'organisation de la Paix. Quelques mythes se sont effondrés. Personne ne pourra plus sérieusement énoncer que le capitalisme ni le
communisme font le bonheur des peuples et que la guerre doit naître de l'antagonisme entre les deux sociétés.
A l'intérieur d'un bloc comme à l'intérieur de l'autre, des brèches se sont ouvertes par où passe la vérité, qui obligent chaque honnête homme à repenser le monde, et à regarder plus loin que le bout de son pays et de son système de pensée.
« Hé, qu'importe le monde ! diront certains, et huit cents millions d'Asiatiques et d'Arabes, si mon fils est en Algérie, et si faute de fuel je suis en chômage... »
Mais ceux-là mêmes qu'un drame individuel déchire ont confusément compris cette année que leur sort est intimement dépendant de l'organisation du monde, et que l'on décide à Washington, à Moscou, à Pékin, ce qui commande la vie à Aubervilliers ou à Chartres.
Sur l'échiquier mondial, la France a été en 1956 le pion fou. Toute son énergie, elle l'a dépensée en actions anarchiques, parfois audacieuses mais qui ne s'inscrivaient dans aucune perspective constructive. Faut-il s'obstiner à faire de la France ce vieux capitaine méprisant qui choisit de s'engloutir avec son bâtiment dérivé plutôt que de redresser la barre et de se remettre dans le sillage de l'Histoire...
Individuellement, les Français ont été, pendant cette année Mollet, courageux, parfois héroïques, travailleurs et, disciplinés. Ils ont accepté une guerre à laquelle ils ne souscrivaient qu'à demi, ils ont peiné, ils ont investi... Ils ne méritent guère l'ironie avec laquelle ils se considèrent lorsqu'ils se regardent dans une glace qui leur renvoie l'image de leurs gouvernants.
A l'aube de 1957. il n'est pas interdit de croire qu'ils ont en eux-mêmes assez de force et d'imagination pour remettre un jour leur pays dans le sens de l'avenir.
Mardi, octobre 29, 2013
L’Express
politique