De « l'Express » au « Nouvel Observateur » : Françoise Giroud « Profession journaliste »

Dans un livre d'entretiens avec Martine de Rabaudy, celle qui a commencé à « Paris-Soir », été grand reporter à « France-Soir » puis dirigé « l'Express » retrace cinquante ans de carrière, et révèle les secrets de son métier. Bonnes feuilles
La méthode Giroud ? « Vite et intensément. » Ancienne de « Paris-Soir », d'« Elle » et de « l'Express », éditorialiste au « Nouvel Obs » depuis 1986, celle à qui l'on doit l'invention du terme « Nouvelle Vague » dit être « tombée dans le travail » dès l'âge de 14 ans. Cette passion ne l'a jamais quittée. Après avoir tâté du métier de libraire et de scripte (avec Jean Renoir, s'il vous plaît), Françoise Giroud a fait de sa vie un brillant éditorial : elle a connu depuis cinquante ans le tout-journalisme, à commencer par les deux maîtres de la profession, Jean Prouvost et Pierre Lazareff. Dans les passionnants entretiens qu'elle a accordés à Martine de Rabaudy, elle dévoile un peu de son exigence et de son intelligence, en racontant le métier de sa vie et en donnant à lire quelques articles marquants (la mort de Marilyn et la manifestation de Charonne). C'est la fougue de toujours mariée à la sagesse d'une femme qui sent venir le soir, et se souvient avec émotion de la phrase qui scella son destin de grande patronne de presse, lorsque Pierre Lazareff lui confia la direction du magazine « Elle » : « Eh bien, mon chéri, allez-y ! » « Profession journaliste », par Françoise Giroud, conversations avec Martine de Rabaudy, Hachette littératures, 185 p., 85 F (13 Û). En librairie le 2 novembre. Martine de Rabaudy. - Après la librairie et le cinéma, où vous êtes scripte puis scénariste, travaillant avec les meilleurs, en particulier Jean Renoir, le journalisme va devenir et restera votre passion fixe. Il est arrivé dans votre destin comme un accident... Françoise Giroud. - Oui, si vous appelez la guerre un accident. [...] En 1940, après l'exode, la débâcle et tout le reste, les plateaux de cinéma ayant tous fermé, je suis partie rejoindre ma soeur à Clermont-Ferrand. « Paris-Soir », le principal quotidien du moment, s'était replié à Lyon, dans un hangar que lui louait le journal local. Je connaissais un peu, très peu, son directeur Hervé Mille, qui avait succédé à Pierre Lazareff, exilé en Amérique. A Paris, il aurait été inabordable. A Lyon, dans ce hangar, ni huissiers ni protocole, on circulait comme on voulait. J'ai poussé une porte et je suis tombée sur lui... Dans un petit bureau, devant une planche sur un tréteau, couverte de papiers. Il m'a tout de suite reconnue. Je lui ai rapidement expliqué mon cas : pas de travail. J'avais écrit trois contes, sachant que « Paris-Soir » en publiait un par jour. Si jamais... Il ne m'a pas laissée finir ma phrase, m'a arraché mes contes des mains, les a lus à une vitesse vertigineuse et a dit : « Le dernier n'est pas bon, les deux autres, je prends... » J'allais m'éloigner, après m'être confondue en remerciements, quand il a enchaîné : « Attendez, c'est vous qui faites du cinéma ? Vous connaissez les gens de spectacle ? Les artistes ? » J'ai bredouillé : « Oui, monsieur. » « Alors asseyez-vous là. Je vais vous donner du travail tout de suite. » Là, c'était en face de lui. J'y suis restée six mois. M. de Rabaudy. - Qu'est-ce que vous faisiez ? F. Giroud. - Je l'observais, je voyais comment il titrait et corrigeait la copie, construisait le menu du journal. Une situation qu'aucun débutant ne peut avoir la chance de connaître. Je n'en ai eu aucune conscience, mais j'ai été imprégnée comme un buvard. Ce que j'avais à faire était simple, des brèves à propos de ce qu'on appelait « la Vie parisienne », autour de personnages que je connaissais plus ou moins, parfois des articles plus consistants. Le nom d'Hervé Mille ne dit plus rien maintenant. C'était un homme grand, aux épaules un peu voûtées, avec un regard d'un bleu rarissime, très raffiné, snob comme un phoque, qui à Paris ne fréquentait que des duchesses. Lyon en manquait, mais il y résidait deux ou trois Rothschild et trois ou quatre ambassadeurs en détresse. Hervé, que ses proches surnommaient Herveton, était un personnage essentiel de la presse d'avant-guerre et d'après-guerre. Son influence a opéré jusque dans les années 1970. Il fut pendant plus de quarante ans le bras droit de Jean Prouvost, un industriel qui possédait la Lainière de Roubaix et n'avait qu'un dada : faire des journaux. Propriétaire de « Paris-Soir » depuis 1930, il a créé « Marie-Claire », racheté après la guerre un hebdomadaire de sport, « Match », qu'il rebaptisera « Paris Match » avec le succès que l'on connaît, puis lancera « Télé 7 jours » et dans la dernière partie de sa très longue vie - il est mort à 93 ans - fera l'acquisition du « Figaro ». Mais c'est une autre histoire. M. de Rabaudy. - De Jean Prouvost, vous dites : « C'était un crocodile qui avait avalé une midinette »... F. Giroud. - Je ne suis pas l'auteur de cette formule. [...] A mes débuts, à « Paris-Soir », nous avions eu un contact rugueux. J'étais un moucheron dans son univers. Il m'avait identifiée parce que, après la publication de l'un de mes contes, le directeur des ventes lui avait dit : « Si on avait tous les jours des contes comme ça, le journal se porterait mieux. » Il a demandé mon nom, qu'il a oublié dans la minute, alors il m'appelait « la petite brune », devenu ensuite « la petite brune qui a mauvais caractère », à cause d'un dîner où il avait convié cinq ou six journalistes et j'étais du lot. Ces dîners étaient généralement joyeux. Ce soir-là, Prouvost a piqué sa fourchette dans je ne sais plus quelle quiche, en a sorti une bouchée et me l'a tendue en disant : « Goûtez, c'est délicieux... » J'ai dit : « Non, monsieur. » La règle voulait que tous ses journalistes, du plus modeste au plus important, l'appellent « patron ». Ce que je refusais catégoriquement. Allez savoir pourquoi, cela l'amusait. C'était un grand homme de presse, assez génial. M. de Rabaudy. - « L'écriture ne s'apprend pas, elle se tra- vaille », affirmez-vous... F. Giroud. - L'écriture ne s'apprend pas, donc ne s'enseigne pas. C'est une disposition naturelle. Comme pour le piano, on a le don ou on ne l'a pas. Si on l'a, il faut travailler dur. Savoir qu'un adverbe est presque toujours superflu, un qui ou un que par phrase le maximum autorisé. Il faut écrire avec l'oreille, comme le faisait Flaubert, pour éviter les assonances et les hiatus. Respecter la musique personnelle de chacun, cette qualité si rare. J'avais édicté un certain nombre de règles simples. No 1 : inutile d'avoir du talent à la cinquième ligne si le lecteur vous a lâché à la quatrième. No 2 : si on peut couper dix lignes dans un article sans enlever une idée, c'est qu'elles étaient en trop. No 3 : jamais de point d'interrogation dans un titre, cette vilaine manie de la presse française ; un journal est là pour répondre aux questions des lecteurs, non pour en poser. No 4 : par contre, mettre un verbe dans un titre le renforce. No 5 : suivre le conseil de Paul Valéry - de deux mots, choisir le moindre. Et le moindre ne signifie pas le plus mou, le plus plat mais celui qui a... comment dire... la taille la plus fine. Ne pas oublier que l'écriture est comme la danse, il ne faut jamais arrêter les exercices à la barre. Après une interruption un peu prolongée, la reprise est dure. M. de Rabaudy. - Vous avez pratiqué tous les genres d'écriture : le reportage, le portrait, l'interview, la critique de cinéma, de livres, de télévision, l'éditorial. Lequel préfériez-vous ? F. Giroud. - J'aimais tous les genres, tous les rythmes. Le travail à chaud du reportage, celui qui demande plus de réflexion, comme la critique ou l'éditorial. Une de mes plus excitantes expériences à chaud fut lorsque Pierre Lazareff me demanda de couvrir en direct le couronnement de la reine Elisabeth II d'Angleterre, en 1952. Je travaillais déjà au projet de « l'Express », Jean-Jacques [Servan-Schreiber] était fou furieux. Je suis partie pour Londres. Il pleuvait, on m'avait réservé un balcon d'où j'avais la meilleure vue sur le cortège royal. Ma machine à écrire devant, le téléphone en main pour dicter mon article à Paris, en même temps que je l'écrivais. Pierre, dans son bureau, rue Réaumur, faisait la coordination entre les différents papiers reçus des envoyés spéciaux de « France-Soir » et les éditions successives du journal. A l'époque, il y en avait cinq, je crois. C'était de la haute voltige. Soudain il s'est mis à pleuvoir. Des cordes. Je ruisselais. Trempée des pieds à la tête, toujours clouée devant ma machine. J'ai attrapé la bronchite de ma vie. Le lendemain, ma veste n'était toujours pas sèche. M. de Rabaudy. - Avez-vous réalisé beaucoup de reportages de ce type pour « France-Soir » ? F. Giroud. - Oui, bien sûr. Je n'ai jamais fait de reportage de guerre, mais j'en ai fait plusieurs aux Etats-Unis, au moment de la mort de John Kennedy par exemple, en Union soviétique à une époque où les journalistes n'y entraient pas facilement, à Cuba tout de suite après la révolution, en Inde où j'ai vu le pays de haut en bas grâce à l'appui que m'a donné Mme Gandhi, en Chine aussi... Je dois en oublier... Et puis j'ai fait ce reportage un peu particulier à Rome en allant voir Ingrid Bergman et Roberto Rossellini, qui vivaient retranchés dans une forteresse. Ils formaient le couple à scandale du moment. Elle avait quitté son mari, un dentiste suédois, pour l'épouser. Mise à l'index par Hollywood, elle vivait à Rome avec Rossellini, dont elle venait d'avoir un bébé. Toute la presse mondiale était à leurs basques. Mais ils étaient inaccessibles, barricadés. Il se trouve que je connaissais très bien Rossellini. En arrivant, je lui fais porter un message pour lui signaler que je suis à Rome et que cela me ferait plaisir de passer le voir. Il me répond : « Venez, vous, on vous laissera passer. » Ils étaient gardés comme des prisonniers. Je me retrouve alors dans un appartement banal, Ingrid Bergman faisant cuire des spaghettis, le bébé dort sur la terrasse. Cette terrasse, c'était le moyen trouvé pour qu'il prenne l'air à l'abri des photographes. J'ai avalé les spaghettis en interrogeant longuement les deux amants, qui ne demandaient qu'à parler tant ils vivaient confinés. J'ai donc réussi, sans mérite, un vrai coup. J'ai encore en mémoire les derniers mots de mon article, que je prêtais à Ingrid s'adressant à son mari délaissé : « Je n'ai envie de vous tromper, monsieur, que lorsque je vous vois. » J'adore cette phrase qui est, je crois, de la princesse de Condé. M. de Rabaudy. - Lorsque, en novembre 1953, vous vous « offrez » la signature de François Mauriac, vous faites par la même occasion un magnifique cadeau aux lecteurs de « l'Express ». Comment le plus brillant polémiste de son temps, prix Nobel de littérature, académicien français, atterrit-il dans ce journal débutant ? F. Giroud. - Lorsque François Mauriac atterrit à « l'Express », il avait 68 ans et il écrivait tous les mardis dans « le Figaro ». Ses positions au sujet de la déposition du Sultan et plus généralement de la situation au Maroc étaient de semaine en semaine plus difficiles à accepter par les lecteurs conservateurs du quotidien. Pierre Brisson, le directeur, devenait très nerveux. Un mardi, pas de Mauriac. Un autre mardi, pas de Mauriac. Je flaire la crise et suggère à Jean-Jacques d'aller lui proposer la tribune de « l'Express ». Le journal est encore tout jeune mais le charme de Jean-Jacques a opéré : il a accepté. Et il en a été très heureux. J'ai souvent raconté comment, arrivant des somptueux bureaux du « Figaro » aux deux pièces que nous occupions aux Champs-Elysées, il s'écriait : « Je viens voir ma jeune maîtresse... » M. de Rabaudy. - Vous avez dit que François Mauriac était l'homme qui, dans toute votre vie, vous avait le plus fait rire... F. Giroud. - Cela reste vrai encore aujourd'hui. Personne ne l'a détrôné. [...] Mauriac était très gourmand, avait bel appétit, adorait les huîtres et le vin blanc et nous expliquait que, depuis qu'il était plus âgé, il se sentait plus jeune et plus robuste qu'au temps de sa jeunesse souffreteuse, où il était souvent malade. C'est à sa silhouette fragile, à sa « voix blessée » comme il l'appelait, que, prétendait-il, il avait dû son élection à l'Académie française en 1932, plus qu'à l'importance de son oeuvre. « Ils se sont dit : il n'en a plus pour longtemps, on ne court pas de grands risques... Ma récente maladie me disposait particulièrement à l'attention de l'Académie. » Il était d'une féroce drôlerie. Les mots sortaient de sa bouche comme des lézards. M. de Rabaudy. - Et Jean-Paul Sartre ? F. Giroud. - Notre toute première rencontre a été pittoresque. Il était au Festival de Cannes, en 1947. Il avait fait ce déplacement pour le lancement d'un film dont il était l'auteur et dont j'ai oublié le titre. Bon bougre, comme toujours, il se pliait à toutes les exigences de sa productrice. On lui avait même loué un smoking. Nous assistions à une soirée de gala, au casino. L'orchestre, à un moment, attaque un tango et Sartre, perplexe, me demande : « Vous savez danser ça ? » Je réponds : « Oui, enfin un peu. » « Alors courage, on y va. » Je peux vous assurer qu'on a rarement vu un tango dansé de cette manière sur la piste du casino de Cannes. © Hachette littératures.

Jeudi, octobre 25, 2001
Le Nouvel Observateur