Le mouvement de grève qui touche les transports en commun en France pousse FG à tracer le portrait de ces grévistes, afin de faire comprendre aux lecteurs leur geste. Plaide avec force la cause de ceux qui sont soumis à être « comme des machines à faire f
Englué dans un caviar de voitures, ou réduit à l'usage de ses pieds pour atteindre son lieu de travail, rejoindre son domicile, ce sont des termes vigoureux qui vous viennent aux lèvres pour qualifier les grévistes.
Quand s'y ajoute le sentiment que le moment n'était pas le mieux choisi, que la situation économique où nous sommes exigerait un minimum de discipline collective, la vigueur atteint parfois la brutalité dans l'expression.
A des degrés divers, tous les Parisiens affectés par la coïncidence entre l'arrêt des trains et celui du métro, tous les non-Parisiens paralysés par la grève, s'en sont trouvés exaspérés. Légitimement.
Mais oublions un instant les désagréments personnels qui nous sont ainsi infligés, les analyses sur la stratégie subtile des syndicats, les appréciations sur leur politique : il reste les grévistes eux-mêmes. C'est-à-dire des hommes. Des hommes très semblables à ceux qui pestent dans leur voiture ou sur le quai du métro. Pour tout dire, ce sont les mêmes.
Ils n'ont nulle envie que la France se détériore davantage. Ils trouvent les impôts bien lourds. La libération sexuelle est le cadet de leurs soucis. Ils ont une femme qui aime à être gentiment habillée et qui voudrait bien voir son mari le dimanche ; des enfants qui vont à l'école et qui voudraient bien que Papa ne soit pas toujours fatigué ; un intérieur généralement soigné et trop étroit ; une voiture, souvent, la télévision toujours. Ils ne sont ni misérables, ni affamés, ni opulents, ni satisfaits. Et ils ne demandent aucune commisération de la part des « bourgeois » au grand cœur.
Avec des yeux pour voir et des oreilles pour entendre, ils n'ont aucun besoin d'être endoctrinés pour être sensibles aux formidables disparités de revenus qui existent au sein de la société française. La publicité, que les gauchistes sont assez inconscients pour dénigrer, suffirait à leur information : si l'on vend des Ferrari, des croisières aux Caraïbes, des appartements « grand standing » et autres chatteries, c'est bien qu'il y a des personnes en situation de les acheter. Et il faut trois minutes de réflexion pour calculer qu'à l'échelon le plus élevé des salaires, on ne saurait avoir le train de vie qu'un bon nombre de dirigeants français, hommes politiques ou industriels, ne craignent pas de soutenir, quittes à dire, candides : « Aujourd'hui, vous savez, avec les vacances, la voiture et le mal qu'on a à trouver des domestiques, tout le monde vit de la même manière. »
De la même manière, avec 1 500 Francs par mois ou avec 3 000 ? Avec 3 000 ou avec 6 000 ? Avec 6 000 ou avec 60 000 ? Le plus fort est qu'ils y croient.
Or que font les grévistes, ceux d'aujourd'hui ou ceux de demain ? Ils ne cassent rien, ils ne pendent personne, ils ne se livrent à aucune violence. Ils se comportent comme des gens parfaitement insérés dans la réalité, n'exigent nullement une égalité subite et utopique de tous les revenus et ne demandent même pas d'augmentation de salaire. Ils veulent seulement que les progrès de la productivité se traduisent, pour eux, par une amélioration de leurs conditions de travail. Et il est bien clair que ce sera désormais le thème constant de la revendication sociale.
Alors, encore une fois, on peut contester l'opportunité des grèves de ces derniers jours et s'inquiéter de ce qu'elles annoncent, on peut déplorer que la trêve nécessaire ne semble pas devoir être respectée, et s'interroger sur les motifs des chefs syndicalistes.
Mais enfin. Qui, parmi ceux qui prêchent la patience parce que cette fois vous verrez ensuite tout va changer on vous l'a déjà dit mais ça comptait pour du beurre, qui se soumettrait joyeusement au mode de vie des « roulants » de la S.n.c.f., ceux qui ont déclenché le mouvement ? Qui a simplement conscience de ce qu'est l'existence non pas d'un smigard, ou d'un manœuvre, mais d'un conducteur de train ?
C'est un salarié relativement privilégié puisqu'il perçoit chaque mois de 1 200 à 2 000 Francs, qu'il prend sa retraite à 50 ans, et qu'il aime son métier, malgré — ou grâce aux lourdes responsabilités qu'il implique. Mais son horaire de travail s'établit couramment ainsi : trois heures de conduite, deux heures d'arrêt, trois heures de conduite, quatre heures d'arrêt, huit heures de conduite entre minuit et 9 heures du matin. Soit une « journée » de dix-neuf ou vingt heures, lardée de tranches de sommeil qu'il lui faut prendre au dépôt de la gare où il se trouve, à un rythme irrégulier. Pour ne rien dire de ses repas.
Le conducteur de train n'est pas seul à supporter un tel régime, biologiquement dévastateur et incompatible avec toute vie familiale. Le travail ininterrompu en usine, pendant lequel les équipes se relayent, est devenu pratique banale. Il est rendu nécessaire par le prix exorbitant des machines, qui doivent être amorties avant d'être périmées. L'un de ces systèmes de roulement s'appelle les 4X8.
L'ouvrier soumis à ce rythme travaille par exemple le lundi et le mardi de 4 heures du matin à midi, le mercredi et le jeudi de midi à 20 heures, le vendredi, le samedi et le dimanche de 20 heures à 4 heures du matin. Puis il se repose pendant deux jours consécutifs, et la ronde recommence.
Ce n'est pas inhumain puisque des hommes le font, nombreux. C'est épuisant, chaotique, cela perturbe à la fois l'organisme, le psychisme et tout ce qui peut ressembler à une vie privée.
De surcroît, il s'agit le plus souvent d'un travail qui n'est guère rémunérateur en satisfactions intimes, la satisfaction du créateur, du médecin, de l'homme de gouvernement — et parfois du journaliste — de tous ceux qui vivent, eux aussi, « comme des dingues », mais non comme des machines à faire marcher des machines.
Ne faut-il pas que cela soit rappelé à ceux qui gouvernent comme à ceux qui les ont élus et qui s'offusquent quand les grévistes font des misères à M. Chaban-Delmas en débrayant ?
Leur mode de vie, ils auraient pu, certes, le supporter six mois de plus. Mais dans six mois les entendra-t-on sans qu'ils crient ? Les considérera-t-on sans qu'ils menacent ? On admettra que le monde du travail a quelque raison de n'en être pas persuadé. Et que les contours de la « nouvelle société » promise aux Français s'ils sont sages sont un peu flous pour y accrocher l'espoir concret de dormir plus souvent dans son lit.
Mardi, octobre 29, 2013
L’Express
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