Conversation imaginaire entre cinq personnes lors d'un dîner bourgeois sur la politique française, étrangère, la crise actuelle... faits ressortir les préjugés et les fausses croyances qui imprègnent la société. « Ils disent que nous sommes tous sur le mê
« Moi, dit la petite Mme S., je n'y comprends rien. C'est la faute des Allemands ou des Américains si nous en sommes là ?
— C'est la faute de ton fils, ma chère, dit S. Tu as entendu de Gaulle. Si ces petits crétins n'avaient pas voulu faire la Révolution !
— C'est la faute de Couve, dit B. Il fallait dévaluer en juillet.
— D'accord, dit S. Si Pompidou était resté...
— Pompidou, Pompidou, dit V. C'est tout de même lui qui nous a mis dans la panade !
— Non, dit B. C'est Giscard. Il a tué l'expansion.
— Ça, dit Mme B., mon mari l'a toujours dit : Giscard tue l'expansion.
— Moi, je le trouve distingué, dit la petite Mme S., rêveuse.
— Soyons sérieux, dit S. Qui est-ce qui dirige la France, depuis dix ans ? C'est de Gaulle.
— Le pauvre, dit Mme V. Quand on pense à tout ce qu'il a à faire !
— Tais-toi, Germaine, dit V. Qu'est-ce que vous lui reprochez, à Giscard ? Il a remis le budget en équilibre...
— Non, c'est Pinay.
— Et le chômage ? dit B. Vous y pensez au chômage ?
— J'aime mieux le chômage que l'inflation, dit V.
— L'inflation, c'est très mauvais, dit Mme B.
— Quand nous serons en pleine déflation, dit B., nous en reparlerons !
— Moi, dit la petite Mme S., je n'arrive jamais à me rappeler quelle est la différence. Et quand ça va bien, comment ça s'appelle ? »
Il y eut un silence.
« L'économie, dit S., ça ne va jamais bien.
— Tout de même, dit B. Regardez l'Allemagne...
— Ils vont être en pleine surchauffe !
— Oui, mais eux, ils ont des verrous.
— Des verrous à la surchauffe, dit Mme V. On dirait du Raymond Devos. A propos, vous l'avez vu à...
— Tais-toi, Germaine, dit V. Vous y avez cru, vous, à la dévaluation ?
— Courte, oui, dit B. Mais longue, il était clair que les autres ne marcheraient pas.
— Et vous, vous êtes couvert ? »
Il y eut un silence.
« Quand est-ce qu'on se couvre ? dit Mme S. Quand c'est court ou quand c'est long ?
— On se couvre quand on est chef d'entreprise et qu'on a le sens de ses responsabilités, dit S.
— Et la réévaluation, vous y avez cru ? dit V.
— Non, dit B. Pas avant que Nixon soit en fonctions.
— C'est Nixon qui décide en Allemagne ? dit Mme S. C'est bien ce que je disais. Si nous en sommes là, c'est la faute des Américains.
— Elle n'a pas tort, dit V. S'ils avaient décroché de l'or...
— Ce n'est pas ça qui aurait arrangé leur balance des paiements, dit S. Mais enfin, ils y viendront.
— L'or, dit Mme V., il faut le garder ou le vendre ? »
Il y eut un silence. « Spéculer, dit la petite Mme S., moi je trouve ça odieux.
— Il ne s'agit pas de spéculer, dit B. A six mille sept... Vous l'avez acheté à combien ? Cinq mille cinq ? Prenez votre différence.
— Pour en faire quoi ? dit S. Gardez-le. Qu'est-ce que vous risquez ?
— Je n'ai pas d'or, dit Mme V. Mais ça m'amuse toujours de poser la question : les gens ne sont jamais d'accord.
— Tais-toi, Germaine, dit V.
— Moi j'appelle ça spéculer, dit la petite Mme S.
— Elle n'a pas tort, dit V. Mais il faut comprendre, ma chère. Quand vous achetez de l'or, vous ne jouez pas contre le franc. Quand vous achetez des marks...
— Des marks ! dit la petite Mme S. Quelle horreur ! Je déteste les Allemands !
— Ce n'est pas le problème, dit S.
— Si, dit Mme S. Tout le monde le dit. Le problème, c'est que nous sommes encore une fois victimes des Allemands. Il n'y a que toi qui prétendes qu'ils vont nous prêter 600 millions de marks.
— De dollars.
— De dollars ? Pourquoi des dollars ?
— Parce que.
— C'est vraiment compliqué votre histoire, dit Mme S. Comment voulez-vous qu'on s'y retrouve ? D'ailleurs, ils ne nous les donnent sûrement pas pour rien !
— Elle n'a pas tort, dit V.
— Vous croyez qu'il y a un accord secret ? dit B.
— Je ne sais pas. Mais je suppose que c'est eux qui ont exigé la réduction de l'impasse.
— L'impasse, dit Mme B. Qu'est-ce que c'est ?
— Les femmes sont devenues formidables, dit S. Autrefois, elles ne savaient rien, mais elles se taisaient. Maintenant, elles ne savent rien, mais elles parlent !
— Dis-nous tout de même ce que c'est, dit Mme S.
— C'est... Disons la différence entre les recettes et les dépenses.
— De qui ?
— De l'Etat, bien sûr, de qui veux-tu que ce soit ?
— L'Etat ne devrait pas faire des choses comme ça.
— Elle n'a pas tort, dit V.
— Mon pauvre ami, si vous en êtes encore là..., dit B. Au Portugal, il n'y a pas d'impasse, c'est sûr ! D'ailleurs, nous y allons tout droit.
— Nous allons au Portugal ? dit Mme B. Quand ça ? Pour Noël ?
— Et entre les deux, dit B., vous me permettrez de préférer le Japon.
— Le Japon, le Japon, dit V. Il faudrait y aller voir. Un jour, ils feront la culbute.
— Et nous, dit S., nous ne sommes pas en train de la faire, la culbute ?
— La culbute au Japon, dit Mme V., moi je ne serais pas contre...
— Tais-toi, Germaine, dit V. La culbute, si nous nous serrons les coudes, nous ne la ferons pas. Et nous sommes tous sur le même bateau, non ? »
IL y eut un silence. La maîtresse de maison se leva.
« Vite le café, dit le maître d'hôtel en entrant à la cuisine. Ils sont passés au salon.
— Qu'est-ce qu'ils disent ? demanda la cuisinière. Mon or, je le garde ?
— Ils disent qu'on est tous sur le même bateau.
— C'est vrai, dit la cuisinière. Mais il y en a qui voyageront toujours en première. »
Mardi, octobre 29, 2013
L’Express
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