Dîner en ville

Dialogue teinté d'humour lors d'un dîner bourgeois entre amis sur la situation de la Chine. Met en exergue leurs connaissances politiques sommaires.
« Ils sont fous, ces Chinois, dit la maîtresse de maison en reprenant des profiteroles.
— Pas si fous que cela, ma chère Valentine, dit son voisin. Quand ils arriveront dans votre salon, vous m'en direz des nouvelles...
— Dans mon salon ? Pourquoi dans mon salon ?
— C'est une façon de parler, dit son mari.
— Ah ! bon, dit Valentine.
— Mais je suis assez de l'avis de S. Le jour où 700 millions d'hommes déferleront sur l'Europe...
— En attendant, dit Valentine, il faut que je fasse refaire les peintures.
— Je disais que le jour où 700 millions d'hommes...
— Oh ! tu sais, 700 ou 300... De toute façon, ce n'est pas dans cet appartement que nous pourrons les recevoir !
— Le jour, disais-je, où 700 millions de Chinois déferleront sur l'Europe...
— Vous voyez ça quand, à peu près ? demanda la petite Mme D.
— Je ne sais pas. Disons dans trente ans.
— Et c'est pour ça que vous vous faites du mauvais sang ? Mais où serons-nous, dans trente ans, mon pauvre Albert ?
— Albert a toujours été pessimiste, dit Valentine. Si je l'écoutais, je n'oserais même plus prendre la voiture.
— Et nos enfants ? dit Albert. Vous y pensez, à nos enfants, le jour où 700 millions de Chinois déferleront sur l'Europe ?
— On aura peut-être moins de mal à trouver des domestiques, dit Valentine. Aujourd'hui, c'est simple, il n'y a plus que les étrangers... Eh bien quoi, qu'est-ce que j'ai dit ?
— Tu veux me laisser parler, oui ?
— Mais parle, mon chéri, parle ! Dites-moi, Pierre, vous qui avez été là-bas... Quel genre d'homme est-ce, ce Mao ? C'est vrai qu'il nage encore à 73 ans ? Albert qui ne peut plus monter un escalier !...
— Moi, dit la petite Mme D., ce qui me fascine, c'est qu'il veut changer l'homme. Ce n'est pas pour dire, mais il a drôlement raison !
— Ne dis pas de bêtises, coupa M. D. Il veut aussi changer la femme.
— Quelle femme ? Pas la sienne, en tout cas. Et j'en connais qui pourraient en prendre de la graine. Vous avez vu l'importance qu'il lui donne ?
— L'importance, l'importance, il ne faut rien exagérer. La vérité, c'est qu'il est gâteux !
— Voilà ! Quand un homme se conduit bien envers sa femme, il est gâteux. Ce qu'il faut entendre !
— Mais qui te dit qu'il se conduit bien envers sa femme ? Laisse parler ceux qui savent, je t'en prie !
— Parce que tu sais, toi !
— Je sais, je sais... Je sais ce que tout le monde sait !
— Alors, dis-moi comment s'appelle sa femme ?
— La femme de qui ?
— La femme de Mao, tiens !
— Eh bien, mais... Pierre, vous qui avez été là-bas ?...
— Attendez que je réfléchisse, dit Pierre. La femme de Mao, voyons... Ah ! c'est idiot, j'ai son nom au bout de la langue... S., mon vieux, vous qui vous intéressez à la question... Le nom de la femme de Mao ?
— Chen Pota.
— Non, Chen Pota, c'est le bras droit.
— Vous croyez ?
— J'en suis sûr.
— Vous confondez avec Lin Piao, dit Albert.
— Non. Lin Piao, c'est l'autre.
— Lin Piao, je sais, dit la petite Mme D. C'est le Garde rouge qui est tuberculeux. Remarquez que, de nos jours, ça se soigne très bien.
— Ils prennent des tuberculeux
dans les Gardes rouges ? dit Valentine. Ce n'est pas la peine d'être aussi nombreux.
— Et le président, comment s'appelle-t-il, déjà ? demanda Mme S.
— Le président, c'est Mao Tsé-toung, voyons, dit Valentine. Tout le monde sait ça. Tu devrais lire les journaux, chérie.
— Je regrette, dit Mme S., piquée. Mais le président, ce n'est pas lui.
— Comment, ce n'est pas lui ? Pierre, vous qui avez été là-bas...
— Ecoutez, dit Albert, ne nous disputons pas. Ça n'a aucune importance et, de toute façon, ces gens ont des noms impossibles.
— Tu dis ça parce que tu es incapable de les distinguer, dit sa femme. Mais ça ne doit pas être tellement facile de prononcer Couve de Murville ou Giscard d'Estaing en pékinois ! Et là-bas, tu peux être sûr qu'ils ne confondent pas !
— Vous en avez de bonnes, dit S. On leur serine toute la journée.
— Vous croyez qu'on leur serine le nom de Couve de Murville ? dit Albert, incrédule.
— Pourquoi pas ? Vous êtes étrange, mon cher ! On dirait que ça vous fait de la peine de voir le prestige de la France rayonner de nouveau à travers le monde. Demandez donc à Pierre qui a été là-bas comment on est reçu quand on est français... Pierre !
— Attendez, dit Pierre. Je cherche le nom du président de la République...
— De Gaulle, mon vieux. Je sais que ça vous agace. Mais il faut vous y faire. Et pour longtemps. Vous connaissez peut-être la Chine, mais moi je connais la Corrèze !
— La Corrèze ? Je ne comprends plus du tout de quoi on parle, dit la petite Mme D.
— Forcément, dit Valentine, tu n'as jamais été capable de t'intéresser aux grands problèmes... Viens, allons prendre le café. Je t'expliquerai. »
La soirée se termina à 1 heure du matin. En vidant les cendriers, Valentine demanda à son mari :
« Le dîner était bon ?
— Parfait. Je crois qu'ils ont été contents.
— Oui, dit Valentine. Je crois. De temps en temps, ça fait du bien de parler un peu sérieusement. »

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express