Où était l'Europe, «lumière du monde», quand tombaient les Bosniaques?
Il y a des jours où l'on a envie de rire, de soulever ce poids que nous avons tous plus ou moins sur la poitrine, d'échapper au climat ambiant de déréliction... On ne saurait dire que, dans ce domaine, la télévision nous aide. De temps en temps, elle rediffuse Le Luron ou Coluche, mais la plupart de ses amuseurs sont à pleurer. Aussi doit-on reconnaissance à Canal+ d'avoir consacré au rire un dimanche entier où une trentaine de réalisateurs ont brodé sur ce thème imposé. Avec une fortune inégale évidemment mais certains avec bonheur. Faire rire est une bonne action. On n'encouragera jamais assez ceux qui en ont le - rare - talent. Passons aux choses sérieuses. Jean-Marie Cavada traite régulièrement de cet énorme sujet qu'est le quart- monde. Les exclus. Les oubliés de la société. Il l'a fait, cette fois encore sans larmoiement, avec des faits, des cas précis, parfois déchirants. Gens dignes dans leur misère, qui passent parfois un mois sans se laver, qui survivent grâce aux Restos du Cœur, à Emmaüs, aux antennes de Médecins du Monde quand frappe la maladie. Mais «l'aide, c'est dur à demander. On a honte» . Il y aurait plus de 500000 personnes sans couverture sociale. Des médecins ont pris la parole. «Le vrai problème, ce n'est pas la pauvreté. C'est l'exclusion. Vous n'avez pas le droit d'exister. C'est la faillite de la solidarité. Il y a des gens en trop.» Il suffit parfois d'un accident pour devenir «en trop» ... Le travail que l'on perd, et puis la spirale qui vous happe. Un autre : «Les gens tombent malades parce qu'ils sont usés.» Le docteur Emmanuelli a exposé les grands traits de sa loi concernant l'exclusion. Il croit à ce qu'il fait, sans aucun doute. Les autres étaient sceptiques : il n'aura pas les moyens de sa politique. On ne savait que penser. On se sentait mal. On ne savait comment s'endormir, bien au chaud, après cette plongée dans la détresse si proche. Passer le bac à 40 ans, pourquoi pas? Ils sont quelques dizaines qui s'y efforcent chaque année avec des succès divers. Moi, j'ai essayé. Je voulais faire des études de médecine. Mais il fallait un bac bourré de maths. Je n'avais pas les bases nécessaires. J'ai dû renoncer. J'en ai gardé une sympathie particulière pour ceux qui s'accrochent, comme ces candidats que nous a montrés «Envoyé spécial», pour arracher à 40 ans ce passeport vers ce qu'ils croient être un avenir meilleur, auquel ils n'ont pas eu le droit de prétendre à 18 ans. Mais quel effort! On voudrait qu'il soit, à chaque fois, récompensé. Chez Pivot, on a tourné autour de la guerre, d'abord la plus sanglante de toutes, celle de 14-18. L'illustrait un livre émouvant de Christophe Malavoy sur son grand-père, tué en 1915, dont il a retrouvé la capote trouée de cinq balles. L'illustrait aussi le film de Bertrand Tavernier, «Capitaine Conan», relatant l'histoire peu connue de ces Français qui continuèrent à se battre, après 1918, au Moyen-Orient. Beaucoup y laissèrent leur vie. On n'eut pas assez de mots pour dire l'absurdité, la sauvagerie, la folie de la guerre comme s'il s'agissait de quelque chose de très ancien, de totalement périmé. Alors Jeanne Matillon parla d'une autre guerre, à peine finie, celle qui a sévi en Bosnie. Racontant l'histoire d'une femme bosniaque éprise de Mallarmé, qui regardait l'Europe comme la lumière du monde, elle en a fait un roman très fort qu'on lit avec honte. Comme nous les avons trahis, ces Bosniaques... Où était l'Europe, lumière du monde? Horreur toute chaude encore de cette guerre-là. Et il y en aura d'autres. Les hommes ont la guerre dans le sang. Solidarnosc dans «le Sens de l'histoire»: on avait oublié que ce fut si long. Huit années entre la grande grève des chantiers de Gdansk, où surgit un jeune électricien moustachu, Lech Walesa, et le jour de gloire où l'existence légale du syndicat fut reconnue. Huit années de luttes, d'arrestations, de bras de fer avec le pouvoir communiste, pour obtenir enfin la victoire. Epopée unique dans l'histoire du mouvement ouvrier. «Les grands combats ne se mènent qu'avec un idéal, dit l'historien Geremek. Le nôtre s'appelait liberté. Et c'était très beau. » Aujourd'hui, les Polonais doivent s'adapter à l'économie libre qui exaspère les inégalités alors qu'ils connaissaient, dans la misère, l'égalité... C'est une autre histoire. F. G.
Jeudi, octobre 24, 1996
Le Nouvel Observateur