Chacun son tour

Sur le Tour de France « lire le récit des vingt et une étapes sous la plume des journalistes spécialisés ».
Il y a deux catégories d'individus qui, à cette époque de l'année, ont tout intérêt à ne pas se rencontrer. Ceux qui s'intéressent au Tour de France... et les autres.
Dans la première catégorie, on compte quinze millions de Français et le ministre de l'Information, M. François Mitterrand, que j'ai entendu de mes oreilles citer avec une seule erreur la liste complète des gagnants du Tour depuis 1920.
Imbattable, même par le journaliste sportif spécialisé qui lui avait imprudemment lancé le défi et qui se trompa deux fois.
Dans l'autre clan, on compte tous ceux qui savent parfaitement bien que certains cyclistes pédalent plus vite que les autres, mais qui ne tiennent pas tellement à savoir lesquels.
Lorsque, au cours du mois de juillet, un personnage du premier clan se heurte à un du second, le résultat est généralement désastreux, surtout pour l'incroyant, pour le briseur d'idoles.
Si vous en êtes, ne dites jamais :
— Le Tour de France? C'est une combine...
D'abord parce que vous vous ferez rosser d'importance, ensuite parce que ce n'est pas vrai.
C'est toutes sortes de « combines » destinées à financer une entreprise qui coûte quelque cinquante millions.
Ces cinquante millions, il faut bien les trouver quelque part.
Mais lorsque les grandes marques d'apéritifs ou de maillots de bains ont donné chacune 500.000 francs pour qu'un camion clamant leur nom soit autorisé à suivre le Tour, lorsque Lausanne, Colmar ou La Rochelle ont longuement marchandé avec les organisateurs la somme, variant de un à trois millions en échange de laquelle le Tour fera étape dans la ville, lorsque les coureurs ont discuté les contrats qui leur assurent de 4.500 à 8.000 francs par jour, selon leur notoriété, lorsque les équipes de chaque pays sont enfin constituées après quelques sombres drames, lorsque les hôtels où coucheront les cent coureurs et les huit cents suiveurs ont été choisis, il reste une course. Une course que quelques hommes passionnés et honnêtes livrent avec toute leur science, avec toutes leurs forces, et que le meilleur gagne, tout simplement
Que ce meilleur-là devienne un héros, eh bien ! quoi, cela prouve simplement que l'on a encore le goût de l'effort et de ceux qui « essayent de faire mieux la prochaine fois ».
Ces excellentes dispositions ne sont plus tellement répandues.
Le pape lui-même a trouvé que le Vainqueur de l'an dernier, Gino Bartali, avait bien mérité du bon Dieu, et lui a accordé sa bénédiction en audience privée.
Mais même si cette auguste bienveillance ne suffit pas à vous convertir aux émotions du Tour de France, ne vous privez pas du délicat plaisir de lire le récit des vingt et une étapes sous la plume des journalistes spécialisés.
Le Tour a ses poètes. Ils ont réussi, dans la candeur de leur foi, à créer une véritable littérature lyrique et superlative où l'on trouve ce genre de morceaux :
Antonin Magne, le nez tordu par la douleur, arriva au pied du Galibier. O grand mont, me laisseras-tu passer?... Mais le grand mont ne répondit rien.
Le contraire eût été bien étonnant, mais voilà des détails auxquels on ne s'arrête pas quand il s'agit de commenter le Tour.
L'année dernière, on évoqua « une bataille de spectres dans la tempête », et l'on apprit que « les banderilles des Flamands étaient de celles qui n'entraînent pas toujours, la mise à mort, mais conduisent fréquemment aux portes du néant ».
Henri Desgrange, inventeur du Tour, avait déjà parlé en toute simplicité d'« un calvaire dans l'immensité saharesque », calvaire que L'Humanité désigna un jour comme « l'exploitation honteuse des prolétaires du cycle par le grand capitalisme ».
Les prolétaires du cycle devenaient, sous la plume d'Albert Londres, les « forçats de la route ».
Enfin un homme sincère affirmait ces jours-ci à ses lecteurs : « Vous connaissez le nom des grands ténors de la pédale... »
Les ténors de la pédale.. Allons donc écrire, après cela.. Pour ma part, j'y renonce. Désertée (telle l'immensité saharesque) par un tel élan poétique, je voudrais simplement vous convaincre, s'il en est besoin, que lorsqu'un homme parvient à dominer ses muscles et ses nerfs pendant vingt-quatre jours tout au long de 4.808 kilomètres, sa réussite ne manque pas de grandeur.

Mardi, octobre 29, 2013
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