Ce que Jean Daniel restitue le mieux dans son portrait de Camus, c'est à quel point il souffrit des insultes endurées
Quelle chose étrange, l'indépendance, au nom de quoi des milliers de Tchétchènes se font bousiller; au nom de quoi il y a eu tant de guerres d'indépendance dans l'histoire qu'on ne peut pas les compter; quelque chose qui est sans prix quand on le désire. Ce pourrait bien être le refrain noir du prochain siècle, et pas seulement en Russie. Sermonné par Bill Clinton, Boris Eltsine, vacillant sur ses jambes, a déclaré: «M. Clinton a oublié que la Russie dispose d'un arsenal complet d'armes nucléaires. C'est-à-dire que, comme convenu avec le président chinois, c'est nous qui allons dicter au monde comment se comporter et pas lui.» Entendant cela, on a vu Clinton rire. Pas évident que ce soit drôle. Chouchou des médias, José Bové ne pouvait faire moins qu'un numéro entier d'«Arrêt sur images». Seul à Seattle à intéresser les caméras françaises, pourquoi? Parce que en matière de communication il est champion. Et puis disons-le : un homme qui a compris que l'on pouvait, en France, mettre le sacré dans le roquefort n'est pas un personnage négligeable?Ô divine bouffe. Les héritiers des Capétiens, des Bourbons et des Orléans ne sont pas au centre de nos préoccupations. Mais ce qu'«Envoyé spécial» en a montré, la famille de feu le comte de Paris ferraillant pour récupérer un héritage volatilisé, était effarant. Je l'ai bien connu, Monseigneur. Il avait un regard bleu-violet, strictement horizontal, cruel, extraordinaire, et rêvait du pouvoir. J'ai connu aussi la dame avec laquelle il a fini sa vie : elle n'avait pas précisément une dégaine royale. A entendre ses fils, ils ont été brisés avant d'être spoliés. Envolée la parure de Marie-Antoinette, disparus les bijoux, les peintures, les meubles inestimables. Ils comptent encore récupérer un reliquat du magot : 600 millions! A «Ripostes» (La Cinquième), Serge Moati ouvre les vannes. On est là pour que ça barde. A propos de la pilule du lendemain, Elisabeth Badinter, exaspérée par son contradicteur Alain Etchegoyen, le fit monter au rideau. A propos du procès intenté à la Seita par la veuve d'un grand fumeur, on s'étripa. Un médecin assura que demain les neurobiologistes trouveront le remède qui délivrera de la dépendance. En attendant faites comme moi. Dites : j'arrête. C'est une agonie mais on y arrive. Le portrait d'Albert Camus par Jean Daniel, dans «Un siècle d'écrivains», m'a déchiréle cœur tant Camus était là présent? Chaud et froid, heureux et désespéré, glorieux et crucifié, orgueilleux et modeste. Personne d'autre, sans doute, ne pouvait le restituer avec plus d'amitié mais sans hagiographie, en se servant d'ailleurs largement des textes mêmes de l'écrivain, révolté contre tout ce qui empêche l'homme d'être heureux, gardien de but solitaire dans sa cageet solidaire de l'équipe, directeur de journalrappelant que le lecteur mérite deux choses : qu'on ne l'ennuie jamais et que l'on parle aussi, quelquefois, à son intelligence. La vie brève de Camus, de la rue d'Alger au Nobel, est connue, mais sa gloire a occulté ce qui fut plus qu'un épisode : le temps des insultes endurées dès qu'il prit ses distances avec le communisme, c'est-à-dire dès que fut révélée l'existence des camps de concentration soviétiques. Dès lors un feu nourri, parti du clan Sartre, fut dirigé sur lui par les milieux intellectuels, où on a quelquefois du talent. Alors ce fut féroce. On lui attribua une «morale de Croix-Rouge», un «niveau de terminale». Dans un article célèbre des «Temps modernes», Sartre l'accusa d'«ôter à l'humanité ses raisons de vivre», rien de moins, et dénonça son «incompétence philosophique» . Comme il a souffert alors, Camus, comme il a souffert? Catherine Sollers dit qu'il a eu la tentation de se suicider. Le film se clôt par une citation de René Char, qui était son ami : «La lucidité est la blessure la plus rapprochée du soleil.» Elle l'a incendié. F. G.
Jeudi, décembre 16, 1999
Le Nouvel Observateur