BHL chez les damnés

La télévision par Françoise Giroud
En somme, rien ne va. A l'extérieur, la guerre contre le terrorisme cafouille comme on pouvait s'y attendre, ce n'est pas une guerre comme les autres. Il nfaut apprendre à la faire, nous ne savons pas bien, c'est la première fois, cela viendra, nnous ne sommes qu'au début d'une guerre de Cent-Ans, déclenchée le 11septembre par un artificier exotique illuminé. C'est le moment d'être patient et de ne pas perdre la tête à cause d'une poudre blanche qui ne paraît pas ndestinée à l'exportation.A l'intérieur, nous sommes encalminés dans une campagne électorale prématurée. Hue se noie, Bayrou est enlisé, seul Chevènement, qui est bon quand il apparaît, semble avoir augmenté son pouvoir de nuisance. L'opposition utilise la fausse manœuvre (délibérée?) d'un magistrat pour exploiter une insécurité réelle ? et non «un sentiment» ? qu'elle même n'a njamais su réduire parce que c'est la maladie des villes modernes. Faut-il souhaiter un Etat npolicier? En tout cas, faire de la démagogie électorale avec la peur, c'est indigne.C'est un journaliste jeune, non dénué de talent. Ne le nommons pas pour ne pas faire de la peine à sa mère si elle vit encore. Ni sot ni raté, donc, d'où lui est venu le flot de haine, cette aigre vomissure qu'il a jetés à la tête de Bernard-Henri Lévy au cours de «Rive droite, rive gauche» (Paris Première)? Et ça n'en finissait pas! Il déblatérait, il déblatérait. BHL, lui, riait sans rien dire. La patience m'a manqué, j'ai zappé, assurée de retrouver Bernard-Henri Lévy quelque part. Ce fut le lendemain, en face d'Edwy Plenel (LCI). Son livre «Réflexions sur la guerre, le mal et la fin de l'histoire», titre peu racoleur, est beau, dense, modeste, grave, dérangeant parce qu'il pose des questions nouvelles sans apporter de réponses. Jamais philosophe ne fut moins péremptoire. Il s'agit, d'une part, de reportages dans cinq des «trous noirs» du monde : le Sri Lanka, le Burundi, l'Angola, la Colombie, le Soudan, là où vivent et meurent les «damnés de la guerre», guerres civiles inextinguibles, misère absolue, morts sans visage, sans sépulture, morts innomés, même pas comptés. Ce sont des guerres insensées, au sens propre, qui sont au degré zéro du sens, alors que les guerres ont toujours été, partout, chargées d'un sens qui les ennoblissait. Ces reportages ont été réalisés pour «le Monde». Plenel demande : «Pourquoi l'homme que vous êtes court-il ces pays, dans le danger, l'inconfort?» Il répond : «J'appartiens à une tradition où, quand on reçoit beaucoup, il faut rendre un peu.» Dans un autoportrait sans complaisance, il se décrit, bouillant jeune coq partant à 20 ans au Bangladesh pour «couvrir» la guerre, plein d'illusions, celles de sa génération, formé par Louis Althusser, fasciné par Malraux, par Jean Moulin, par les existences foudroyantes, et voilà qu'il se retrouve s'intéressant à de toutes petites gens anonymes parmi les anonymes. Et depuis qu'il les a vues, leurs fantômes ne le lâchent pas. Le temps des grandes illusions a disparu, pas seulement pour lui. Celui du romantisme aussi. Enfin presque. Demeurent les grandes ncolères, les grandes indignations. Quand le journaliste laisse la place au philosophe, l'anecdote signifiante s'efface sous l'analyse de ce qu'on a appelé «la fin de l'histoire». Mais l'histoire n'a pas de fin. Entre les «guerres oubliées» du Sri Lanka et du Soudan, et celle où nous sommes engagés, elle est là, goguenarde. Edwy Plenel demande : «Y a-t-il encore des guerres qui ont un sens? ? Certainement. Celle d'aujourd'hui, la guerre contre le fondamentalisme. ? Mourir pour une idée, ça a un sens? ? Je ne dis pas mourir pour une idée. Ça, c'est la mythologie du sang, la martyrologie. Autre chose est d'accepter de mourir parce qu'on a le désir de vaincre.» Camus disait :«Les raisons que l'on aurait de mourir sont les raisons que l'on a de vivre.» Ce sont quelques-unes de nos raisons de vivre qu'insultent les islamistes. Privée d'images de guerre non suspectes, empêchée de travailler, la télévision rabâche. On se croyait saturé de «spécialistes», mais «Pièces à conviction», la meilleure émission française d'investigation, a apporté une lumière crue sur les dessous du conflit, comportant même des informations totalement inédites sur les conversations entre les talibans et les Etats-Unis peu avant le 11 septembre, d'autres sur nle financement de Ben Laden. Ce n'est pas sa fortune, si considérable soit-elle, qui suffit nà soutenir un pareil train de vie terroriste. nProgrammée en fin de soirée, une première version de cette émission avait réuni néanmoins une audience record. Assortie de ces révélations et diffusée en début de soirée, elle a définitivement assis la réputation des auteurs (France 3). F. G.

Jeudi, novembre 1, 2001
Le Nouvel Observateur