Trace une comparaison entre les conditions économiques avantageuses dans lesquelles baignent la société française et la misère à laquelle sont en proie les Portugais. En s'interrogeant sur les conditions qui rendent un tel écart possible, voit une explica
Ce n'est rien. L'une de ces « nouvelles brèves » publiées en quinze lignes. Elle se trouvait la semaine dernière dans « Le Monde », entre un accident du travail à Homécourt et un viol à Lille. La voici :
« Deux ouvriers portugais émigrants, qui ont été abandonnés et volés par des passeurs, se sont donné la mort en territoire espagnol, près de la frontière. M. Antonio Joaquim Calonra, originaire de Villa de Ponça de Aguiar, a été retrouvé pendu par sa ceinture à un arbre, à Etchalar ; M. Manuel Pinto, 33 ans, originaire de Paquelo Palo, s'est jeté sous les roues d'un camion sur la route entre Sesaca et Oyarzun, alors qu'il cheminait sur le bas-côté de la route avec un groupe de compagnons d'émigration. »
Ces deux hommes espéraient rejoindre les « soutiers de l'expansion » dont Georges Penchenier raconte dans ce numéro les pérégrinations (voir en section Monde).
Le même jour, nous apprenions, à l'occasion du Salon des Arts ménagers, la mise en vente d'un petit appareil électrique qui, moyennant 120 Francs, dispense de se déranger pour ouvrir les rideaux. Il suffit, de son fauteuil ou de son lit, d'appuyer sur un bouton. Les acheteurs, dit-on, sont nombreux.
Entre ces deux informations, il n'y a ni la largeur d'un océan, ni l'immensité d'un continent, ni le fossé entre deux races, ni l'abîme entre deux civilisations. Moins de deux mille kilomètres, en terre européenne, séparent ceux qui ne veulent plus faire l'effort de tirer leurs rideaux de ceux qui choisissent la mort plutôt que de réintégrer leur pays et la misère qu'il leur promet, dans des logements officiellement intitulés « Habitations pour les pauvres ».
Ce n'est pas « à vot' bon cœur, messieurs dames », que cette histoire s'adresse. Encore qu'il y ait de quoi assombrir, au moins pour un instant, la plus joyeuse soirée quand on y pense... On les voit, ces deux hommes. Le dernier baiser à la femme, à la mère, les maigres économies tenues serrées pour payer le passeur, la longue marche vers la frontière, l'exil devenu espoir, le moment où ils comprennent qu'ils ont été dupés, grugés, dépouillés, qu'ils ne la franchiront jamais, cette frontière, et puis, quoi faire maintenant, quoi faire, ah ! Barbara, quelle connerie la vie !...
Mais cela ne nous apprend rien, sur le fond, que nous ne sachions.
Ce n'est pas non plus en renonçant à nos ouvre-rideaux automatiques, ou à tout autre gadget, que nous pourrions arracher ces malheureux à leur malheur. Il est probable, d'ailleurs, que si les opulents Portugais ne se pressent pas d'en user, c'est parce qu'ils disposent d'un domestique par rideau, alors qu'ils pourraient, les premiers, se préoccuper du sort de leurs compatriotes.
Mais là aussi, quand bien même ils distribueraient leur fortune, la morale serait sauve, les Portugais ne seraient pas sauvés.
Il ne s'agit pas, enfin, d'agiter la détresse de travailleurs étrangers pour persuader les moins favorisés des Français qu'ils n'ont qu'à remercier Dieu et à se tenir cois. On ne doit comparer, dans ce domaine, que ce qui est comparable, c'est-à-dire les revenus des différentes catégories de Français.
Ce qui frappe, dans l'accablante misère des Portugais, c'est qu'elle règne aux portes de la France, où nos chanteurs célèbrent « Avril au Portugal », dans un pays de vieille tradition universitaire qui forme en particulier les meilleurs ingénieurs du monde en matière de travaux publics, qui possède encore des « colonies », qui a créé un laboratoire de physique et d'énergie nucléaires, et que l'on ne peut donc pas véritablement assimiler aux nations africaines ou asiatiques dites pudiquement « en voie de développement ».
Comment cela est-il possible ? Comment de tels écarts dans le niveau de vie peuvent-ils subsister à l'intérieur de l'Europe ?
La nature y est, certes, pour quelque chose. La première révolution industrielle, celle du XIXe siècle, a été fondée sur le charbon, dont tous les pays n'étaient pas également pourvus. C'est donc avec un certain retard que les moins riches dans leur sol ont abordé la seconde révolution, celle, technologique, des années 50. Mais abordé comment ? Oh ! dans la stabilité. Pour être stable, le Portugal est stable. Pas la moindre crise ministérielle. Pas le moindre déficit budgétaire. Un homme au pouvoir depuis trente-quatre ans, Antonio de Oliveira Salazar, et pas l'un de ces petits tyranneaux cyniques d'Amérique du Sud, engraissant des Cadillac dans leurs palais pendant que leurs sujets vont pieds nus. Un chef austère, sobre, professeur d'économie politique, persuadé d'agir pour le mieux de son pays en le dirigeant selon les méthodes économiques orthodoxes, en le maintenant dans l'ordre moral et la censure religieuse, en lui épargnant les débats et les secousses propres aux démocraties.
Or, s'il est très fâcheux de ne pouvoir crier à Lisbonne : « Nous ne voulons plus de Salazar ! », bien que son mandat soit théoriquement renouvelable tous les sept ans ; si l'on y voit plus de processions en hommage à la Vierge que de manifestations de grévistes, ce pourrait être de bonne politique si cette férule s'exerçait pour favoriser le développement du pays.
Mais la « stabilité » tant vantée consiste plus souvent à maintenir des privilèges qu'à se donner les moyens du progrès.
Les nations, comme les hommes, disposent d'une « donne » géographique et historique qui commande relativement la partie. Mais il y a aussi la manière de jouer.
Mardi, octobre 29, 2013
L’Express
société