Alors, Montréal ?

L'Exposition universelle de Montréal offre selon FG une leçon de choses sur le monde moderne.
Elle est bien belle, l'Exposition de Montréal. On peut en croire quelqu'un qui, au seul mot d'Exposition, se conduit comme un chat sous la pluie. Déambuler dans le bruit, la foule, la poussière, la propagande agressive et les enfants pleurnichants pour voir des tapis du Maroc, des cristaux de Bohême, des transistors du Japon, des gadgets d'Amérique et des articles de Paris ? Ennui suprême.
Mes compagnons de voyage, dirigeants français de grandes entreprises, que M. Marcel Bleustein avait priés à Montréal pour y célébrer le quarantième anniversaire de Publicis, ne semblaient pas non plus d'effrénés amateurs de manifestations folkloriques à usage international.
Et puis voilà que Montréal, soudain, c'est autre chose. Une exploration excitante pour l'esprit, captivante pour l'oeil, émouvante aussi. Emouvante parce que, aux orgueilleuses démonstrations techniques répond, en perpétuel contrepoint, la mélodie de l'angoisse humaine. L'ordinateur qui enseigne aux enfants leurs leçons avec une inépuisable patience : fascinant. Mais un peu plus loin, sur un tableau lumineux, un chiffre en milliards change, chaque deux secondes d'unité : il enregistre les naissances qui se produisent au même instant dans le monde.
Une usine automatique haute de vingt mètres, trente peut-être, qui monte toute seule des postes de télévision : ahurissant. Mais un peu plus loin, un panneau indique combien d'ouvriers elle privera de travail. Partout, des écrans immenses, superposés, dédoublés, en croix, en losange, verticaux, projettent des films en couleur où les images se choquent et s'évanouissent, assez fortes pour rappeler au visiteur qu'ailleurs il y a la guerre, qu'ailleurs il y a la faim, que partout il y a des hommes et que nous sommes sur la terre des hommes. Assez fugitives pour ne pas sermonner. On peut d'ailleurs s'arrêter ou passer. Un autre écran bientôt accrochera le regard. La circulation est fluide, souple... Tout est calme et presque silencieux, en dépit de la masse des visiteurs.
C'est une fantastique leçon de choses sur le monde moderne, donnée par une série de chocs visuels qui frappent la sensibilité, alertent l'imagination, mais n'imposent jamais de réponse. Au contraire : il semble que tout ait été conçu pour que le visiteur prenne conscience des questions que lui pose le progrès technique autant que des solutions qu'il apporte.
Alors, des chevaux fous se mettent à galoper dans la tête. Penser ? Non. On ne pense guère. On subit. On avale par les yeux. On est saisi de boulimie. On veut voir encore, et encore, et le Labyrinthe, et le Téléphone, et l'Art universel, et le pavillon de ceci et le pavillon de cela, et vous avez vu la Tchécoslovaquie non j'y cours surtout ne manquez pas Israël c'est... c'est...
Pour chaque pavillon national, le visiteur cherche un mot. Et ce mot coïncide avec une sorte d'image de marque, élaborée ou involontaire, que donne de lui-même chaque pays.
Les Soviétiques ? Sérieux, avec leurs consciencieuses petites « montres de dame » aussi fièrement exposées que le majestueux Vostok de Gagarine, sous un toit rectangulaire, incurvé, tout entier supporté par un V d'acier. Les Anglais ? Humoristiques, à l'intérieur d'un austère blockhaus où le jour ne pénètre pas plus que sur leurs côtes, les envahisseurs. Sur un petit écran lumineux, on lit par exemple : « Il y a chez nous plus de garçons que de filles. Mais il devient difficile de distinguer les uns des autres.» Un somptueux cylindre chromé, le moteur de Concorde rappelle que la Grande-Bretagne ne produit pas seulement de l'humour.
Les Américains ? Sophistiqués, et certains de leurs nationaux en sont déconcertés. Dans une gigantesque bulle de verre, miracle d'architecture miroitant au soleil, deux parachutes déployés soutiennent Apollo, la vraie. Celle qui a léché les étoiles. Hors les vaisseaux de l'espace et leur cortège d'accessoires, rien. Des gags. Un lit de cuivre par exemple. Celui de George Washington ? Non. D'une vedette de l'écran. L'Amérique ne se donne, ici, de passé, que cinématographique, et de présent qu'au ciel. C'est d'une souveraine insolence à l'égard des nations qui en sont encore à exposer le plus qu'elles peuvent de leurs richesses.
Les Français... Un membre de notre groupe s'est écrié, furieux : « C'est Dufayel ! » Ce qui n'était pas gentil pour le commissaire général, M. Bordaz. Lequel est satisfait de tout, y compris des poteaux qui soutiennent la construction. « Car, dit-il, elle a coûté moins cher que celle d'un H.L.M. (846 F le m2) et nous ne sommes pas là pour accomplir des prouesses techniques. Nous, nous sommes lyriques. » Lyriques. Bon. Lyrique, donc, en langage officiel, ce Grand Bazar de l'Hôtel de France avec déballage à tous les étages et couronne de jets d'eau, manifestation la plus encombrante de notre génie. Mais nous n'étions pas, c'est un fait, les mieux placés pour nous attendrir sur des photos de Paris et le parchemin attestant que M. François Mauriac est bien licencié en lettres.
En disant que, sous les lames d'aluminium qui le hérissent non sans grâce, notre pavillon n'apparaît pas, en dépit de ses six étages, à la hauteur, il faut se demander à la hauteur de quoi... De trop d'exigences, peut-être.
On devient bête à l'étranger. L'amour-propre national vous pousse de partout, et ce n'est pas ce qu'une telle Exposition sème de plus fécond. Je préfère, pour ma part, garder du spectacle qu'elle offre le souvenir de l'effort commun accompli pour exalter la douleur et la gloire d'être homme sur la terre des hommes.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express