''Ah ! Il ne faut pas être pauvre…''

Compte-rendu de la conférence d'Alger (non alignés)
On ne saura jamais de quelle maladie Hassan fut tout soudain frappé sur la route qui le menait, l'autre mardi, à la conférence d'Alger. « Une fièvre, une forte fièvre, je vous le jure ! » me dit un diplomate marocain, revenu penaud de l'aéroport. Allergie, peut-être ? Comme les chats indisposent les asthmatiques, Mouammar Kazafi, l'imprévisible Libyen, indispose le roi du Maroc.
Sékou Touré aussi avait fait faux bond. Passant par la Guinée, son ami Fidel Castro avait tenté en vain de l'entraîner.
Quant au général Numeiry, chef du Soudan, à peine arrivé, il rejoignait sa capitale, Khartoum, ventre à terre.
C'est que le métier est dur. Les chefs d'Etat réunis à l'invitation du président Boumediene savaient tous qu'ils couraient le même risque : celui d'apprendre qu'en leur absence un coup d'Etat les avait délogés. Après tout, c'est ainsi que bon nombre d'entre eux ont pris le pouvoir et c'est ainsi que beaucoup le perdront.
Aussi y eut-il déception, mais intime compréhension lorsque Salvador Allende fit connaître, par un message au président Boumediene qui prend aujourd'hui une résonance tragique, « l'impossibilité pour moi de m'absenter de mon pays à cette heure... Des circonstances graves auxquelles je ferai bientôt référence m'en empêchent... Nul ne sait mieux que vous combien il est difficile de transformer des sociétés fondées sur l'injustice, l'exploitation et la discrimination, en des Etats qui garantissent le respect de la dignité humaine et la libération nationale de tout joug politique ou économique... »
La pénombre. Quelques heures plus tôt, à l'issue de subtils marchandages, c'était à un Chilien de haut vol, M. Hernan Santa Cruz, rompu aux relations internationales, qu'avait été confiée la présidence de la commission économique chargée d'élaborer des propositions concrètes communes aux nations dites non alignées.
Nul n'était mieux placé qu'un Chilien pour parler d'économie, hélas ! et pour suggérer passionnément des mesures de solidarité. Théoriquement,
M. Santa Cruz est toujours en fonctions au niveau de la conférence. Pour trois ans. Mais le Chili, maintenant, « civilisé pour consommer, primitif pour produire », qui est-ce ?
Peut-être, l'émotion passée, va-t-il rejoindre aux yeux du public européen cette pénombre latino-américaine où nous ne savons même pas discerner les uns des autres des pays bien distincts, cependant. Ainsi, le Pérou, ce non-aligné original, dont personne, au sein de la conférence d'Alger — et que dire de Paris — ne semblait connaître le système politico-économique : une dictature militaire — qui avait curieusement délégué, soit dit en passant, une élégante jeune femme — et qui a procédé à la nationalisation des terres. Les paysans se partagent des salaires réduits au plus strict, parce que les revenus des exploitations doivent payer l'indemnisation des propriétaires. Mais sous quelle forme ? Des bons, que ceux-ci peuvent transformer en capitaux à condition de les investir dans l'industrie. Une façon de réinventer le capitalisme, en somme.
L'aventure. Découvrir le Pérou à Alger au hasard d'une rencontre avec un Péruvien parlant français, cela fait toucher du doigt l'étrange façon dont l'information se diffuse, aujourd'hui.
S'il était de l'intérêt du Pérou d'obtenir, en France, le soutien d'une partie de l'opinion, il y aurait un « lobby » péruvien, les journalistes seraient invités à visiter le pays, une association serait créée, dont quelque ancien ministre en chômage, ou quelque universitaire hispanisant serait le président choyé ; une délégation de parlementaires serait conviée, épouses comprises, à visiter le Pérou, reviendrait les bras chargés de cadeaux, et il se trouverait bien, parmi ces épouses, une personne dynamique pour suggérer avec autorité à M. Arthur Conte d'y envoyer l'O.r.t.f. en reportage.
Une revue serait créée, où quelques intellectuels de bonne volonté se frapperaient la poitrine en évoquant toutes les dettes morales que la France impérialiste a envers le Pérou exploité ; des conférenciers que personne n'écoute ici seraient reçus là-bas comme s'ils avaient quelque chose à dire, et en reviendraient propagandistes enthousiastes ; de jeunes dames, celles qui sont si cruellement privées, en Europe, de leaders virils et mélancoliques, s'en iraient là-bas chercher l'aventure digne de leur dévouement au tiers monde et la trouveraient auprès de ministres attentifs à les atteler ; les journaux français, critiques à l'égard du gouvernement péruvien, seraient interdits une fois, deux fois, trois fois, et à tel correspondant, jugé hostile, on leur suggérerait de substituer un Tel qui lui, au moins, est objectif...
Ainsi, en quelques mois, plus rien de ce qui est péruvien ne nous serait étranger, sauf, possiblement, l'essentiel. Le Pérou, apparemment, s'en moque, et, pour l'heure, a surtout demandé, en commission politique, que nous cessions nos expériences nucléaires dans son océan, le Pacifique.
Les forces du mal. Mais, à des nuances près, le dispositif fonctionne — mis en place par tous les gouvernements qui en ont besoin. Et il fonctionne bien. Les quelque mille journalistes qui ont « couvert », pour la presse internationale, la conférence d'Alger, et la poignée d'invités du gouvernement ont donc fait l'objet des soins minutieux de tous les « lobbistes » professionnels du tiers monde, le prince Norodom Sihanouk étant, sans aucun doute, le plus remarquable, car il fait pratiquement tout le travail seul. Et en deux langues, le français et l'anglais.
Grâce à quoi, au milieu d'une telle constellation de vedettes de la scène politique, il réussit à mobiliser plusieurs fois l'attention sur sa pétulante personne, procureur inlassable des « forces du mal », soit les Etats-Unis, suivis de près par l'Union soviétique, et de plus loin par un méchant diable nommé France.
Est-ce lui qui eut l'idée astucieuse de répandre, dans les couloirs du Palais des Nations, le bruit, aussitôt répété — car les journalistes sont presque tous bons confrères — que Mouammar Kadhafi donnerait, un mercredi à 13 heures, une conférence de presse dans le bungalow 121 qu'il occupait au Club des Pins ? Ce fut la ruée. Pour voir sortir du bungalow du leader libyen qui ? Norodom Sihanouk. Faute de grive...
Les étoiles de grande dimension ne se chargent pas elles-mêmes, cela va de soi, de leur propagande. C'est leur entourage qui suggère obligeamment : « Vous devriez visiter l'Afrique australe... » Ou : «.Nous serions heureux de vous expliquer la position de notre gouvernement... » Ou bien : « Il faut absolument que vous parliez avec les Palestiniens... »
Le fils du vent. M. Yasser Arafat, dont le turban négligent était étrangement complété par un blouson beige trop court de livreur cycliste et des lunettes noires, offre, il faut bien le dire, un spectacle à attendrir M. Moshé Dayan lui-même. Bousculé, tancé, convoqué, cornaqué, s'il n'est pas un brave homme un peu dépassé par ce qu'il incarne, il en a, en tout cas, les apparences.
La majesté que confère au roi Fayçal, outre sa hauteur naturelle et ses voiles blancs, la conscience de représenter 26 % des réserves mondiales connues de pétrole, est aussi étrangère à M. Arafat que la rigueur sèche de M. Boumediene ou la sombre grâce du prince héritier de Bahreïn. Et que dire de M. Kadhafi, dont l'indéniable séduction, d'autant plus vive qu'il ne paraît pas en être conscient, opère sur les hommes plus encore que sur les femmes.
Est-ce cet air qu'il a d'être « le fils » ? Le fils du vent, et du désert, le jeune homme que tous ces chefs d'Etat et de gouvernements, roués, prudents, cyniques, ont enterré en eux-mêmes, parce que la politique est ruse, prudence, cynisme et non fraîcheur, et non regard férocement ingénu posé sur le monde pour dire, entre deux rires silencieux, que le roi est nu ? C'est-à-dire :
« La moitié d'entre nous parlent anglais, alors qu'ils ne sont pas anglais. L'autre moitié parlent français, alors qu'ils ne sont pas français. Les trois quarts des non-alignés sont intellectuellement colonisés par le monde occidental. »
Ou encore :
« Les pays du tiers monde véritablement neutres se comptent sur les doigts d'une main. »
Ou encore :
« Ne nous racontons pas que tout ce bavardage mènera quelque part. » Ou encore :
« Je suis socialiste, mais le socialisme et le communisme sont deux choses différentes. La preuve en est que, dans toutes les langues, il y a deux mots pour les désigner. » Et il ajoute bravement : « Même dans les hiéroglyphes. »
Les cerveaux. Ce qu'il dit, de façon confuse, et parfois incohérente entre deux bonnes formules, ce n'est pas seulement que le non-alignement est un mythe, ce que nul n'ignore. Ce qu'il dit, vrai ou faux, est beaucoup plus grave.
C'est que, selon lui, le tiers monde, et singulièrement l'islam, ne doit pas, à l'imitation de l'Occident, et de l'Union soviétique, se donner pour objet de fabriquer une bourgeoisie de plus en plus large, aux besoins, aux mœurs et aux aspirations copiés de notre civilisation. Mais faire, au sens propre du terme, la révolution, c'est-à-dire revenir au point de départ, à l'ère précoloniale.
Ce n'est pas lui que tourmente le brain-drain, la fuite des meilleurs cerveaux arabes vers les Etats-Unis. Plus de 4 000, m'a dit l'ambassadeur d'un des pays arabes, qui en fait un problème majeur.
Des cerveaux pour quoi faire ? On ne prie pas avec le cerveau.
La question est : pourquoi écoute-t-on Kadhafi ? La réponse est peut-être parce que lui seul aura fait passer sur cette assemblée qui veut être organisée, rationnelle, efficace, pragmatique — c'est-à-dire, à la fin, occidentale dans sa démarche — un souffle de folie.
Pour l'entendre, le président égyptien, M. Sadate, ne s'est pas dérangé. A leur banc, les ministres algériens donnent les signes manifestes d'une indulgence amusée qui vire bientôt à l'agacement.
Fidel Castro, que l'on voit à gauche quand on regarde la tribune de la grande salle circulaire où se tiennent les séances officielles, feint de s'assoupir. Avec le maréchal Tito en vedette américaine, si l'on ose écrire en pareille occasion, ces deux hommes n'auront pas cessé, par le poids presque physique de leur présence, de se partager la tête d'affiche.
Un grand costaud. Une conférence internationale tient toujours, malheureusement, du film doublé.
Fidel Castro parlant français avec une voix de femme, ce sont là les incongruités de la traduction simultanée grâce à quoi, écouteurs aux oreilles, on voit un grand costaud barbu en tenue de campagne verdâtre se démener devant un micro en frappant du poing, et on entend un soprano fluet dire : « Que personne ne se trompe : Cuba est un pays marxiste-léniniste dont l'objectif final est le communisme. »
De l'alignement, et au cordeau, du leader cubain sur l'Union soviétique, qui fait éclater la fiction déjà dénoncée par Kadhafi, un ministre algérien dira : « Que voulez-vous, il faut bien que Castro paie ses dettes. » De phrase en phrase, l'alignement devient agenouillement, et le spectacle prend la dimension de la tragédie qui s'achèvera le lendemain avec un autre agenouillement, devant Kadhafi, cette fois, qu'il faut récupérer. Castro lui offrira la rupture de Cuba avec Israël.
Ainsi, sous le lustre du verbe, le fier Castro était là, tel un boursier orphelin, dont le tuteur exige qu'il pense bien.
Ah ! il ne faut pas être pauvre ! Et jamais, sans doute, les chefs des pays pauvres n'ont-ils pris une conscience plus aiguë que l'indépendance est le luxe des riches, au niveau des nations comme des personnes.
Le mot paix ayant été prononcé 492 fois, à la tribune, la conférence d'Alger pouvait s'achever.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express