Affaire de famille

Transposition au cinéma de Thérèse Desqueyroux dont il a déjà été question à L'Express mais non dans des articles signés FG.
« Je n'y comprends rien, disait un garçon étonné, tandis que le mot « fin » s'inscrivait sur l'écran. Où est Dieu ? Où est la grâce ? Tu crois qu'ils ont coupé ? »
Ce garçon avait bien entendu résonner les cloches de la renommée, celle de M. François Mauriac, mais il ignorait apparemment le contenu réel de « Thérèse Desqueyroux », roman profane.
« En tout cas, répondit sa jeune compagne, il n'aime pas les bourgeois, Mauriac. Qu'est-ce qu'il leur passe ! Je n'aurais pas cru... »
On ne hait bien que les siens, mademoiselle. Nourri dans le sérail, M. François Mauriac connaît mieux que personne les détours de cette bourgeoisie provinciale qu'il dénonça avec éclat. Et le tableau qu'il en trace doit toujours valoir, puisqu'il a lui-même situé, avec la collaboration de son fils Claude, l'action du film de nos jours.

Celle qui fume trop

Bourgeoisie âpre, soucieuse de paraître plutôt que d'être, corsetée de principes qui ne peuvent interdire les passions mais qui ne tolèrent pas leur expression, sacrifiant l'individu à cette entité que l'on nomme « la famille », antisémite, avare, fermée à toute vie de l'esprit... Le tableau est dur. Et Georges Franju a dû se réjouir d'avoir à le reproduire.
Mieux vaudrait dire qu'il l'a décalqué, sans jamais forcer le trait. Car c'est toutes pattes gantées que ce rebelle, que l'on connut d'une somptueuse et lyrique violence dans l'horrible (« Le Sang des bêtes ») s'est introduit cette fois dans la bonne société pour raconter l'histoire de Thérèse..
Chez les Desqueyroux, elle est le mouton noir. Celle qui fume, trop ; celle qui lit, trop ; celle qui ne se résigne pas aux étreintes d'un mari bien pourvu en terres — détail qui ne la laisse pas insensible — mais dont l'imagination est aussi féconde la nuit qu'elle est pauvre le jour.
Pourquoi commence-t-elle à forcer la dose d'un médicament dangereux dont use ce mari ?
Ce qui la distingue de ses sœurs malaimées et captives de leur condition, éprises d'absolu et condamnées au relatif, c'est peut-être simplement qu'elle obéit à ses pulsions au lieu de les refouler.
La plainte d'un médecin mettra la justice en mouvement. Et aboutira bien sûr à un non-lieu. La « famille » est puissante et n'eût pas accepté une lézarde sur sa face sacrée. Thérèse restera donc, aux yeux du monde, l'épouse irréprochable de Bernard Desqueyroux qui se contentera de séquestrer l'empoisonneuse le temps que les remous s'apaisent. Puis de s'en séparer en sauvant les formes. Les Desqueyroux continueront d'assister ensemble aux mariages, aux enterrements, et autres réjouissances familiales.
Elle-même, d'ailleurs, aurait sans doute horreur qu'il en fût autrement. Car elle n'est pas simple, Thérèse. Révoltée, mais aussi Desqueyroux. Et c'est à la restituer, dans la complexité et l'origine de ses mobiles que le film, fidèle à la composition comme à l'esprit du roman, s'attache et réussit.
Comme le style de l'auteur, celui du réalisateur est ferme, sobre, clair, sans hésitation ni surcharge. Comme dans les dialogues qu'échangent les personnages, le sujet, le verbe et le complément sont à leur place. Les ciels, les arbres, les pierres, le soleil, la pluie ont juste ce qu'il faut de présence pour encadrer l'histoire.

Un fortissimo inopportun

Franju ne s'exprime personnellement que pendant de courts instants, en particulier lorsqu'il situe l'un des visages de l'héroïne, celui de Thérèse jeune fille, passionnément attachée à une autre jeune fille, Anne. Il y a là quelques plans ambigus, silencieux et beaux.
Si je suis bien informée, Georges Franju avait le dessein de souligner une chaste étreinte entre la brune et la blonde, dans la grande chaleur des landes, par le texte d'un très ancien poème de M. François Mauriac.
On eût entendu ceci :
Tu te souviens, mon endormie,
De ces caresses retenues ?
Si jamais tu ne fus moins nue,
J'étais plus sage qu'une amie.
Jusqu'à l'extrême bord nous fûmes
De la volupté défendue,
Mais nos mains, mouettes perdues,
Ne rasaient pas l'amère écume.
Nuit que je voulais éternelle.
Où sans sommeil et sans parole,
Nous fûmes, tête contre épaule,
Deux fleuves de sang parallèles.
Après projection, l'auteur a jugé ce fortissimo inopportun.
Que dire d'autre ? Depuis « Hiroshima », où elle crevait l'écran, Emmanuèle Riva semblait perdue. Excessive, crispée, et faisant plus de bruit en se taisant qu'en parlant. Bien dirigée, sèche, intense, elle s'est retrouvée dans un rôle qu'elle sert aussi généreusement qu'il la sert.
Il reste qu' « il y a bien des raisons pour éviter toute mise à l'écran d'une œuvre littéraire, mais l'une des principales est que la dimension irrationnelle de celle-ci — son originalité profonde — est le plus souvent intraduisible... », écrit Ingmar Bergman dans la préface de l'édition de ses scénarios. Et il ajoute : « Pour exprimer par des images une œuvre littéraire, nous sommes obligés de procéder à une série infinie de transpositions compliquées... »

Volume-étalon

Ces transpositions, Claude Mauriac et Georges Franju les ont pieusement esquivées.
Alors, un film, Thérèse Desqueyroux ? Plutôt une excellente édition illustrée, mise en page avec un soin extrême et une parfaite intelligence d'un texte offert ainsi à une audience plus vaste que n'en connaîtra jamais écrivain le plus fameux. La formule pourrait constituer un modèle, une sorte de volume-étalon pour bibliothèque d'un genre nouveau : la bibliothèque circulante, animée et sonore.
Pour ma part, je préfère accéder à la littérature par les caractères d'imprimerie. Loin d'ajouter une dimension aux grandes figures romanesques, le cinéma les rétrécit, il me semble, en les figeant dans les contours d'un interprète.
Mais ici, du moins, le lecteur le plus sourcilleux ne trouvera rien qui insulte à ses souvenirs.
Quant au public qui ne lit guère et celui qui n'est pas d'âge à avoir fréquenté, du temps que nous les découvrions, les landes plantées de pins et ravagées par tous les feux, où se consument les terribles personnes par ailleurs si bien élevées qui peuplent l'univers romanesque de M. François Mauriac, ce public-là ne sera pas déçu. Et il aura le sentiment de voir « du bon cinéma » comme on dit d'une page d'écriture qu'elle est « en bon français ».

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express