1960-1970 Le progrès pour quoi faire?

S'interroge sur la notion de progrès, à travers des exemples issus du monde entier et de cette dernière décennie. Illusion de la prospérité. Et donne en guise de conclusion sa vision de la « tâche gigantesque des années 70 » : « subordonner la politique d
Le progrès pour quoi faire ? A l'aube des années 70, au moment d'ensevelir la fabuleuse décennie pendant laquelle l'homme a réalisé son plus vieux rêve, ce n'est pas une question. C'est la question.
A la minute prévue par un bataillon de cerveaux électroniques, 600 millions d'êtres humains ont vu simultanément, de leurs yeux vu, le pied de Neil Armstrong accomplir « un petit pas pour un homme, un pas de géant pour l'humanité », pour se poser sur la Lune. Mais la première merveille porte, pour l'avenir, autant d'inconnu que la seconde.
Dans un laboratoire de Harvard, deux jeunes chercheurs, Jonathan Beckwith et James Shapiro, ont atteint l'objectif de tous les généticiens : isoler un gène, c'est-à-dire l'unité chimique fondamentale de l'hérédité, ouvrant ainsi la porte à la plus vertigineuse action de l'homme sur l'homme : la fabrication d'individus sur mesure.
Mais ils préviennent : « Nous devons dire au public que ces recherches peuvent être très dangereuses et que le problème qu'elles posent est un problème politique... Nous apportons peut-être plus de mal que de bien à l'humanité. »
Devant chaque nouveau miracle de la science, le diable aux yeux clairs dont parle Valéry nous glisse à l'oreille :
« Allons bon, voilà les bêtises qui recommencent ! Le progrès pour quoi faire ? Pour que nous nous ressentions chaque jour davantage simples sujets d'expériences extravagantes ? Pour que notre esprit soit soumis à une merveilleuse quantité de nouvelles incohérentes par vingt-quatre heures, que nos sens absorbent, sans un jour de repos, autant de musique, de peinture, de drogues, de boissons bizarres, de spectacles, de déplacements, de brusques changements d'altitude, de température, d'anxiété politique et économique que toute l'humanité ensemble, au cours de trois siècles, en pouvait absorber jadis ? »
Qu'est-ce que tout cela fait pour le bonheur ?
Qu'elle se tourne contre les autres ou contre soi, la violence individuelle, inorganisée, sauvage, explose partout.
Dans la bonne ville de Poitiers, des crachats d'étudiants giclent au visage du doyen de la faculté des Lettres, où circule un tract proclamant : « Quand nous frapperons pour nous libérer, nous frapperons pour tuer. »
A Wilhelmshaven, en Allemagne, trois jeunes gens décident de se suicider, deux étudiants et un ouvrier. Le troisième en réchappe et se couche sur les rails du chemin de fer en laissant ce message : « Il n'y a qu'une solution : la mort. »
Au Amherst Collège, aux Etats-Unis, le conseil de classe déclare : « Nos parents et nos professeurs ont foi dans l'âge adulte, dans la maturité. Nous, ce que nous voulons, c'est rester « immatures » comme de petits enfants. »
Par dizaines de milliers, tous ceux que l'on nomme « hippies » cherchent à demeurer de petits enfants, à retrouver on ne sait quelle innocence, quelle joie perdue, celle de l'homme primitif marié avec la terre, sa mère.
Le pays qui, le premier, est en voie d'achever le processus d'industrialisation dans lequel sont engagés l'Europe occidentale et le Japon, le pays qui a sacralisé le travail — l'Amérique — se couvre d'hommes et de femmes qui refusent de travailler et de rejoindre dans les usines, dans les bureaux, dans le métro, la foule solitaire des villes.
Pour trouver le sommeil, les Allemands ont inventé six cent soixante-deux marques de somnifères et les consomment toutes. Progrès ? Dans les rues de New York, on rencontre des hommes qui portent à la boutonnière un badge proclamant : « Je fais des partouzes, et vous ? » Progrès ?
Les Français poussent les portes de la drogue et s'entretuent sur les routes. Progrès ?
Le progrès, serait-ce seulement une façon de changer de malheur ?
Il est significatif de ces dernières années que le président de la République française ait pu déclarer, en 1969, dans son premier message au Parlement : « Tout contribue à entraîner la société dans une course éperdue vers le progrès matériel, progrès dont on n'aperçoit pas les limites et qui ne fournit aucune réponse aux aspirations profondes d'une humanité désorientée. »
Au début de la décennie, jamais une telle phrase n'eût franchi les lèvres d'un chef d'Etat.

« L'avenir derrière nous »

Tout se passait, au contraire, comme si, effacées les dernières courbatures de la Seconde Guerre mondiale, l'aurore d'une ère nouvelle se levait sur le monde. Tous les problèmes que le scientisme seul n'a pas résolus, l'économisme va les réduire. Il suffit de les conjuguer. La richesse est la grande affaire des sociétés modernes, quel que soit leur système, et elles vont, à leur tour, désembourber les nations sous-développées.
Les Nations unies déclarent ouverte la décennie du développement, celui du tiers monde, et nul n'imagine qu'à l'issue de cette décennie l'écart se sera encore creusé, au lieu de décroître, entre pays riches et pays pauvres.
Parlant à Washington, en septembre 1959, le chef impétueux de l'Union soviétique, M. Khrouchtchev, proclame avec foi : « Les Etats-Unis sont aujourd'hui le pays le plus riche, et celui qui a atteint le plus haut pouvoir de développement économique. Dans les dix ou douze prochaines années, l'Union soviétique dépassera les Etats-Unis. Dans l'agriculture, ce sera fait avant. »
Et il y a beaucoup de gens pour le croire. Dix ans après, et en dépit de, l'abandon du stalinisme économique, tous les pays de l'Est — à l'exception de la R.D.A. — ont accru leur retard par rapport à l'Occident. Selon les plus récentes estimations, il faudra vingt-huit ans à l'Union soviétique pour atteindre un niveau de vie égal à celui de l'Amérique d'aujourd'hui. Les Russes ont perdu la suprématie dans l'espace. Le bloc communiste fendu par le schisme avec la Chine, ne tient plus ensemble en Europe que sous la menace des chars soviétiques. Et le romancier tchèque Milan Kundera a ce mot terrible : « L'avenir ? Il y a belle lurette qu'il est derrière nous, l'avenir. »
Quand il fut prononcé, le discours de M. Khrouchtchev illustrait cependant plus qu'une illusion : le vœu puissant d'un peuple qui aspire à « consommer ». Enfin.
Quelques mois plus tard, un autre chef d'Etat, le moins suspect de vil matérialisme, Charles de Gaulle, s'écriait : « Il faut que le plan de développement national (...) devienne une institution essentielle... Il faut que les objectifs à déterminer par le plan en ce qui concerne (...) l'étendue des investissements publics et privés à décider pour que le rythme aille en s'accélérant, revêtent pour tous les Français un caractère d'ardente obligation. Il faut que ce gigantesque renouvellement soit la grande affaire et l'ambition capitale de la France. »
Un autre chef d'Etat, John Kennedy, recevant le pouvoir des mains lasses d'un vieux militaire, fixait à son pays des objectifs grandioses, galvanisait l'économie, pressait ses compatriotes de « remettre l'Amérique en mouvement ». Jeune, beau, riche, ardent, dévoué au bien public, il irriguait l'optimisme américain encore intact. On savait bien que des incidents désagréables se produisaient dans le Sud asiatique. Quelque chose comme une petite guerre. Mais le problème allait être vivement réglé. En trois ans, John Kennedy captera l'imagination du monde. Quand sa trajectoire est brutalement brisée, et qu'il s'effondre, couvrant de sang le tailleur rose de sa femme, dans une rue de Dallas, il est pleuré comme aucun homme n'a été pleuré. Des femmes tombent en prières dans les villages d'Amérique du Sud, des processions se forment au fond de la Sicile.
Il a peu fait. Peut-être rien. Mais en face du héros romantique, Che Guevara, qui magnifie la haine et rêve d'embraser de son feu purificateur tout un continent, il incarne l'homme achevé du xxe siècle, le manager humaniste, fraternel plutôt que paternel, l'homme qui connaît à la fois le prix d'un ordinateur et celui de la vie du plus humble des Noirs de l'Alabama. L'Homme avec une majuscule, dont un jeune philosophe français, le structuraliste Michel Foucault, va bientôt assurer qu'il est « une invention récente » et que « sa fin est peut-être prochaine », qu'il n'est pas l'auteur de l'Histoire, mais son négligeable produit. Rien.
Kennedy, Guevara, c'était hier, c'était il y a un siècle !
La saga des Kennedy s'est achevée de frère en frère, dans un bras de mer, au bord de l'île Chappaquiddick. Les posters de Guevara pendent, déchirés et jaunis, dans les boutiques de Saint-Germain-des-Prés.
L'Amérique de John Kennedy, celle de l'Alliance pour le Progrès, a fait place à une nation rétractée, divisée, qui s'interroge sur elle-même, et où un économiste, Irving Kristol, peut écrire dans « Fortune » : « Personne n'imaginait qu'en 1969 la pauvreté serait un problème politique et social plus angoissant qu'il ne l'était en 1959.»

« Une ivresse de puissance »

Non seulement l'escalade dans la prospérité n'a rien résolu, mais l'illusion s'en est allée.
Au début des années 60, partout dans le monde elle est forte. On parle déjà du miracle allemand, et le mark va être (en 1961) réévalué. On va bientôt parler du miracle italien. La France, tout engluée qu'elle est encore dans l'interminable guerre d'Algérie, apprend du bout des lèvres des mots nouveaux : concertation, politique des revenus, fruits de l'expansion. Elle s'enorgueillit qu'un conseiller économique du président des Etats-Unis vienne se pencher sur son « plan de développement », où les auteurs oublient, simplement, d'inclure le téléphone.
On y manipule un peu trop le plastic, mais, dans les facultés, les étudiants étudient. Et quand, à la fin de 1959, le ministre de l'Education nationale démissionne — M. André Boulloche, socialiste — c'est à propos du financement de l'école privée.
Quelque part en Californie, un philosophe hégélien enseigne à des élèves rasés de près et bien tranquilles. Il a déjà écrit — mais qui le sait ? — « Les progrès de la technique et de la rationalisation qui caractérisent la société actuelle suscitent partout une ivresse de puissance, mais ils font oublier que le pouvoir personnel de l'homme sur la nature et « les choses » ne s'est pas accru mais a diminué. » Il se nômme Marcuse.
Paul Valéry l'a écrit, en termes différents, vingt ans plus tôt : « A l'accroissement de valeur s'oppose une diminution de la personne... »
Mais on l'a bien oublié. D'ailleurs, il passe pour un individualiste réactionnaire.
« Les choses » dont parle Marcuse, dans les premières années 60, c'est ce que partout il faut produire, un peu plus, encore plus, beaucoup plus, c'est ce que chacun convoite et à quoi il doit avoir droit. Ainsi les conflits s'apaiseront, les tensions se réduiront, les intérêts se réconcilieront. Aux antagonismes radicaux se substituera lentement « la satisfaction querelleuse ».
L'Europe, qui est entrée le 1er janvier 1958 dans le Marché commun, travaille... travaille... De part et d'autre du Mur de Berlin, qui s'est dressé, en août 1961, concrètement et symboliquement, la guerre est finie. La compétition pacifique entre deux systèmes qui prétendent, l'un et l'autre, faire le bonheur des hommes sur la terre, ici et demain, sinon aujourd'hui, par l'expansion économique, tend à persuader qu'il y a désormais, entre eux, convergences.
Le 22 décembre 1962, dans son message de Noël, le pape Jean XXIII peut dire : « Les orientations heureuses qui se dessinent dans la vie des peuples et dans les relations internationales sont des indices qui font entrevoir un horizon de véritable paix sociale et internationale. »
Un vœu pieux, s'il en fut. Non que, au cours de la décennie qui s'achève, l'économisme ait échoué, dans une partie, au moins, de ses objectifs.

« L'amour pas la guerre »

Le produit national brut des Etats-Unis atteindra, en 1970, le chiffre proprement fantastique de mille milliards de dollars.
En France (128 milliards de dollars en 1969) il a doublé en dix ans. Doublé, le Smig ; doublé, le nombre de foyers disposant d'une voiture : il y en a aujourd'hui 53 %. Triplé, le nombre des étudiants. Douze millions de téléviseurs seront en service en 1970, c'est-à-dire cinq fois plus qu'en 1960. De vingt unités de petit calibre, le parc français d'ordinateurs est passé à 5 000. Il sera de 7 000 en 1970.
Cette économie française que l'on disait débile a absorbé en dix ans deux chocs dont on craignait qu'ils ne lui soient funestes : le rapatriement d'un million de Français d'Algérie, et les accords de Grenelle. Le génial marchand de rêves qui sut donner aux Français l'illusion de la grandeur, s'est retiré, et l'illusion avec lui. Mais la France ne s'est pas disloquée, et reprend simplement sa juste mesure.
Management et informatique ont pénétré lentement le corps du pays, à moitié engagé dans l'impitoyable industrialisation, souffrant et craquant de toutes ses articulations, d'autant plus secoué qu'il a du retard. C'est dur et ça fait mal, parce que ça va vite. Pas assez vite quand on se compare, trop vite quand on le subit. Mais, avec des nuances non négligeables, c'est le lot de toute l'Europe occidentale, où l'on assiste « à la disparition des modes de vie traditionnels liés aux activités rurales ou aux activités industrielles embryonnaires, à la destruction des structures sociales qui, dans le passé, ont signifié ordre et stabilité.
Ce dont aucun des deux milliards et demi d'hommes sous-alimentés qui couvrent le tiers monde n'oserait même imaginer de jouir, l'Occidental — et le Japonais — le plus déshérité en est pourvu.
Ce qu'aucun citoyen du monde communiste n'a le droit de revendiquer, la liberté de se déplacer, de parler, de protester, la liberté étranglée dans la gorge de Soljénitsyne, le plus misérable en dispose dans les démocraties occidentales.
Et pourtant, sur cette étroite portion du globe d'où la faim et la terreur sont également exclues, qui n'endure aucune guerre sur son territoire, qui connaît une accélération dans la prospérité dont l'Histoire n'offre pas de précédent, un formidable craquement s'est produit par où s'engouffre le doute : le progrès, pour quoi faire ? La science, pour en faire quoi ?
Dater ce craquement est impossible, de même qu'il est artificiel de diviser l'Histoire en décennies. La France l'a ressenti brutalement en mai 1968, mais il est alors déjà sensible partout.
Au sein de Vatican II. Dans la bouche de quatre garçons chevelus de Liverpool, les Beatles, hérauts d'une jeunesse qui veut « faire l'amour, pas la guerre ». Dans les rues d'Amsterdam, où surgissent les « provos » rêvant d'un univers « blanc ». Dans les films de l'artiste dont l'intuition fulgurante domine la décennie, Jean-Luc Godard, jusque dans sa confusion et son bavardage. A Berlin, où Rudi Dutschke, Rudi le Rouge, mobilise ses troupes, les lance
police, et déclare que le temps est venu pour l'homme de « prendre une conscience aiguë de la fausseté et du caractère inhumain de l'ordre établi ». « Notre Vietnam, dit-il, c'est ici. » A Rome, où l'on manifeste aux cris de : « Pouvoir étudiant », au prix de 200 blessés.
Les deux chefs communistes de l'Occident, Maurice Thorez et Palmiro Togliatti, sont morts. Leurs successeurs regardent avec autant d'ahurissement et d'incompréhension que les leaders « capitalistes » monter la vague de ces enfants de petits bourgeois qui ne sait pas ce qu'elle veut, mais qui sait ce dont elle ne veut pas. Une société sans autre but que la consommation. Une existe sans signification. Boulot, métro, dodo. Une vie où l'utile dirige toutes les actions et commande le destin. Détruire, dit-elle. Un pays est épargné par le soulèvement juvénile : Israël. C'est qu'on y soutient une guerre.
L'Eglise elle-même secrète ses contestataires. C'est non pas un jeune illuminé, mais le cardinal Suenens, archevêque de Malines, qui déclare : « Les prélats de la Curie sont plus sensibles à l'ordre établi qu'aux genres de l'avenir, plus proches de Vatican que de l'an deux mille. »

« Plus jamais chez eux »

L'Université, partout, se convulse. Toutes les formes d'autorité, vidées de leur sens, sont tournées en dérision. De la prude Angleterre, la mode vestimentaire, reflet toujours éloquent d'une époque, débarque sur le Continent, l'envahit, soulève les jupes des filles, annonce l'invasion érotique, la libération sexuelle dont la pilule légalisée en France, est le premier instrument.
Quand le professeur allemand Theodor Adorno, adulé par ses étudiants, auxquels il conseille la révolte radicale contre la société oppressive, arrive à l'université pour faire son cours, deux jeunes filles nues se livrent, devant lui, aux délices de Lesbos. Il se lève et s'en va. Quelques semaines après, il meurt.
Aux Etats-Unis, l'humoriste Art Buchwald explique qu'autrefois les hommes s'attardaient dans les bars, après le bureau, pour retarder le moment de retrouver leur femme la maison. Maintenant, dit-il, les hommes donnent rendez-vous à leur femme dans les bars, et ils s'y attardent ensemble pour retarder le moment de retrouver leurs enfants à la maison. Il résume une situation quasi internationale.
« Les adultes, déclare l'anthropologue Margaret Mead, doivent savoir qu'ils ne se sentiront plus jamais tout à fait chez eux dans un monde qui sera de plus en plus soumis aux valeurs et aux opinions de la jeunesse. »
Décadence, s'écrient les uns. C'est Rome à la fin de l'empire. Renaissance, répondent les autres. Nous sortons du second Moyen Age. Doucement, disent les troisièmes. La Renaissance, la première, s'est produite en trois siècles. Même en considérant que nous faisons toutes choses beaucoup plus vite aujourd'hui, ce sera long et tout à fait inconfortable.

« Le monde à refaire »

Inconfortable, sans aucun doute. Et même davantage. On peut s'attendre que toutes les irruptions de la déraison, faux mysticisme, sectes étranges, recours aux théologies orientales, fuite dans la drogue, dans le suicide ou dans le crime, anarchie dans toutes les manifestations, se multiplient dans l'écume des 3 652 jours qui composeront ces années 70.
Partout, des groupes se formeront, dans les marges de la société productrice, ils se forment déjà, à la recherche « d'autre chose ». Les uns en quête de spiritualisme, d'ascèse, de dépassement de soi. Les autres sensualistes, hédonistes, visant à réinventer le mariage, à extirper le péché de la sexualité et la culpabilité de toutes les jouissances.
Un niveau de vie qui double en dix ans et qui continuera, selon toute vraisemblance, à progresser au même rythme, cela ne signifie pas deux fois plus de vêtements, d'aliments ou de meubles. Mais l'accession de grands pans de la population à un nouveau mode de vie qui commande d'autres mœurs, d'autres appétits, d'autres aspirations, d'autres exigences et une formidable soif de savoir, de voyager, de manger avec les yeux et les oreilles. De créer aussi. Nous n'avons encore rien vu de ce qui apparaîtra au fur et à mesure que la mer de la pauvreté reculera. De ce qui subsistera de la notion de propriété quand tout le monde possédera. De ce que serait le socialisme dans l'abondance, et non dans la pénurie.
Mais l'accouchement de l'homme technique, enfant de la télévision et de l'informatique, ne se fera ni sans résistance ni sans peur. Celui de l'homme de la Renaissance, découvrant au XIIIe siècle, avec Roger Bacon, que « la magie n'est rien, que l'esprit humain peut tout », ne s'est pas fait sans douleur, sans que soit mutilé Abélard, persécuté Galilée.
Quand on dit « Renaissance », que désigne-t-on ? « Une époque où, la résignation chrétienne manquant, les hommes n'acceptant plus le monde se sont mis à le refaire », écrit Michelet. C'est ce qui reste à faire. Ou du moins à entreprendre.
Il y a de saines désillusions. L'économisme des années 60 n'a pas failli. Il a seulement montré que si la puissance industrielle est aujourd'hui le fondement de toute politique, elle ne suffit pas à tenir lieu de politique, de projet.
Le progrès matériel et technique n'est nullement récusé en tant que tel. Les hommes savent ce qu'ils lui doivent.
Mais ce sont les conditions irrationnelles du développement économique et technique qu'ils dénoncent ou subissent avec colère. L'air pollué, les eaux souillées, les ghettos noirs, les bidonvilles blancs, les villes infernales, l'urbanisme sauvage, la circulation folle, les transports indécents, les fortunes qui s'édifient sur leur travail, tout ce que chacun, dans sa vie, son labeur, ses déplacements, ses études quotidiennes, endure et ressent comme une mauvaise administration des choses.

« Déchire les lacs »

Refaire le monde, oui, non pas contre l'homme mais pour lui, non pas contre le progrès mais avec lui, sans jamais oublier que « l'important, c'est la rose ».
Subordonner la politique de la croissance des revenus à une politique de développement de l'homme, retrouver le sens profond du mot « politique », ce sera la tâche gigantesque des années 70. Elle s'accomplira à grand-peine, comme tous les efforts qui se font dans le réseau même du système dont on veut sortir. On le veut et on ne le veut pas. On en sort et on n'en sort pas. Et puis un jour, c'est fait.
Ce sera fait si Dieu entend la prière du poète Hölderlin :
« Suspends le désir de mort des peuples, et déchire les lacs... »

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express