Le n° 1 000, c'est toujours un seuil impressionnant pour un journal. Choisir délibérément de célébrer plutôt le n° 1 001, c'est une déclaration d'intentions. Ce qui compte, ce n'est pas ce que L'Express a fait hier ; c'est ce qu'il fait aujourd'hui, ce qu'il fera demain. Nous voilà du même coup soustraits à l'attendrissement sur les premiers pas ou les seconds, et aux récits que les vétérans sont aisément tentés de faire de leurs campagnes: et moi j'étais à Wagram et moi à Austerlitz. Les frémissements, les échecs ou les exploits individuels de ceux qui ont contribué, en mille numéros, à faire de L'Express ce qu'il est aujourd'hui — un journal puissant et libre — on peut s'en émouvoir ou s'en amuser, à condition de ne pas confondre l'anecdote et l'histoire.
D'ailleurs, les vrais journalistes sont trop vivement sollicités par le présent pour n'y pas trouver plus d'excitation d'esprit que dans le passé. Quand ils s'intéressent à l'Histoire, c'est pour essayer de comprendre où l'événement du moment a pris racine, et comment il peut se développer. L'événement que représente pour L'Express son n° 1 001 a pris sa source un vendredi 13 du mois de mai 1953 dans un hebdomadaire de 12 pages non broché, fondé par deux journalistes, réalisé, tous collaborateurs compris, par 15 personnes, et dont la rédaction occupait 40m2 gracieusement prêtés. Le premier numéro est tiré à 40 000 exemplaires. Le tirage de L'Express passera à 170 000 exemplaires en dix ans. Quand le journal est en situation de prendre sa physionomie actuelle en changeant de procédé d'impression, quand le moment est venu de ne plus travailler en France comme en 1930, le directeur d'un grand quotidien, recevant le premier exemplaire de notre nouvelle formule (c'est le n° 692), circule dans sa rédaction et l'agite en disant : « Regardez bien, c'est la recette de ce qu'il ne faut pas faire. Les Français ne sont pas mûrs pour ce journal-là... » Le n° 1 001 de L'Express a été tiré à 655 000 exemplaires. Les quinze collaborateurs du début sont devenus, tous services réunis, 444. Voilà pour le plus concret. Il serait satisfaisant mais banal s'il s'agissait d'une affaire industrielle. S'agissant d'un journal, et d'un journal qui n'a jamais eu le profit comme objectif prioritaire, qui n'a jamais ménagé les féodalités, déclarées ou occultes, et qui n'a pas joué le jeu de la complicité entre gens en place, la réussite commerciale, comme on dit, est plus originale. L'Express n'en est tout de même pas, heureusement, le seul exemple. D'autres ont compris que seul l'argent que l'on gagne soi-même vous met à l'abri de l'argent des autres et de toutes les pressions qui s'exercent sur les faibles. Parallèlement à ce projet le long des courbes de croissance, il y a l'autre, le plus important, celui qui donne un sens au premier : le sillon creusé.
L'Express pour quoi faire ? Dire d'un journal qu'il est « politique », c'est un pléonasme. Il n'y a rien de plus politique, au vrai sens du terme, qu'un journal dont la politique est absente. Tout est lié. On pourrait en faire une éclatante démonstration à propos des magazines les plus innocents d'apparence. Tout est lié, et, au-delà des péripéties, sont liés ceux qui définissent en mêmes termes le progrès humain : un pas dans le sens d'une plus grande liberté. L'état d'esprit qui sous-tend L'Express est présent dès le n° 1, appliqué à la situation du moment. La France est alors prise dans un filet de complicités, de solidarités, de fausse euphorie qui l'enserre et l'immobilise. Il faut la faire « décoller », l'arracher au pourrissement. Journalistes, nous essayerons d'y aider. Comment ? En informant les Français qui nous liront sur eux-mêmes. Ils peuvent supporter la vérité. Tous les journaux, ceux de 1953 comme ceux d'aujourd'hui, ont la vérité à leur programme affiché ? Sans doute. Mais nous n'avons pas que de bonnes intentions. Nous disposons, pour ces débuts, d'un atout exceptionnel : un réseau d'hommes qui, par leurs fonctions et leur place dans la société française, savent et sont compétents dans les affaires économiques, scientifiques, militaires, diplomatiques. Nous travaillerons ensemble. En mêlant leur savoir à ce que nous croyons être le nôtre — écrire clairement et avec concision — nous espérons réussir une expérience neuve en France. En France où, en ces années 50, un haut fonctionnaire ne reçoit pas un journaliste, un universitaire nuit à sa carrière en signant dans un journal, un économiste est hermétique comme un philosophe, un chef d'entreprise ne communique pas son chiffre d'affaires. En France où l'on vit sous le règne du secret, donc de son double immonde, le ragot, grâce à quoi on donne aux lecteurs l'illusion de connaître le « dessous des cartes ». Mais les cartes elles-mêmes, les cartes avec lesquelles le pays joue une partie toujours recommencée, qui les montre ? Pas ceux qui les tiennent, en tout cas. Mépris ou peur de l'opinion publique, ils trichent. Et parfois avec eux-mêmes. Rien n'est plus difficile que d'être informé sur soi. Et puis, il y a toujours la part du non-mesurable, du non-quantifiable, du non-décelable. La part de mystère, d'imprévisible qui entre dans les conduites collectives. Elle peut toujours tout bouleverser. Mais elle est si mince à côté de tout ce que l'on peut percevoir et qui déclenche ces conduites... Prenons un exemple : l'éclatement de l'Université en mai 1968. Après qu'André Lichnerowicz et Marc Zamansky ont dit ce qu'ils savaient, dans L'Express, en 1957, alors qu'Alfred Sauvy avait montré, dans L'Express, en 1954, ce que signifiait la montée des jeunes, où est l'imprévisible ? Dans la date exacte de l'explosion ? Oui. Quand on roule avec une roue dévissée, on ne sait pas à quel moment on se tuera. L'esprit scientifique, la recherche et la diffusion de l'information significative de la vérité, ce n'est pas de la prophétie, c'est la réunion des éléments qui permettent de former un jugement. Et que le plus grand nombre possible de citoyens doivent connaître parce qu'ils sont capables de les comprendre. Ils le sont de plus en plus, c'est cela le phénomène de cette époque. Pendant que mille numéros de L'Express tombaient, l'un après l'autre, le paysage français a tellement changé, qu'un homme endormi en 1953 et réveillé aujourd'hui ne comprendrait pas de quoi nous nous préoccupons quand nous parlons d'environnement ou de linguistique, d'informatique ou de pollution, de management, de régionalisation, de contestation, d'urbanisme, de consommation. Même la notion d'égalité était entendue autrement. Ce qui n'a pas changé, c'est la nécessité de faire, dans tous les domaines, un effort gigantesque d'information, d'éclaircissement, d'explication.
Ce qui a changé, pour L'Express, ce sont les moyens dont il dispose, et qui lui ont permis d'affiner l'instrument de son travail, de mettre en œuvre la technique que nous croyons la plus efficace pour que les lecteurs de L'Express, ceux à partir desquels l'information rayonne, saisissent les choses et pénètrent la vraie nature du combat politique, ici et maintenant. Les « gros coups », les « dossiers » que l'on met de côté en se disant : « Je lirai ça quand j'aurai le temps », et qui laissent, à supposer qu'on les lise, une trace sur laquelle les vagues de l'actualité viennent déposer leur sable jusqu'à ce qu'elle s'efface, c'est le journalisme avec lequel on se fait plaisir. On a tout dit, du moins on le croit. On a fait son devoir. Et, dix ans après, l'auteur du dossier en est encore à rappeler : « Comme je l'ai écrit en 1964... » Lui, il s'en souvient. Qui d'autre ? La politique de L'Express, la plus coûteuse en temps, en hommes, en énergies, en argent dépensés, est d'être présent obstinément, à partir de l'actualité qui sensibilise l'opinion, sur tous les sujets que nous jugeons devoir privilégier. Alerter très vite, comme nous l'avons fait, par exemple, à propos de l'informatique — mais c'est aussi L'Express qui, le premier, a parlé de Marcuse, et qui a donné à l'économie une place sans précédent dans un journal non spécialisé — alerter puis creuser, c'est l'objectif. Il ne peut être visé et pleinement atteint dans le meilleur des cas qu'avec la collaboration active de tous ceux qui croient à ce journalisme-là, le moins « gratifiant » pour la vanité de celui qui écrit — et la participation des lecteurs qui ont fait, qui font et qui continueront de faire la force de L'Express. Mille et un mercis aux uns et aux autres. Mais, autant le savoir, l'aventure commence demain.