Sur l'absurdité de la lutte anti-alcoolisme et l'interdiction de la fabrication du Pastis. Récit burlesque
Il était 9 h30 lorsque, par un joli mercredi de mai, s'ouvrit la 82ème séance de l'Assemblée nationale pour 1948.
Et pourquoi étaient-ils venus dès poftron minet, ces messieurs, gagner leurs 2.047 francs quotidiens ?
Pour lutter contre l'alcoolisme. Comment ? En rendant au pastis sa liberté.
M. Cordonnier, rapporteur, a déclaré à cette occasion que, à la fin de la guerre, un asile d'aliénés sur deux se trouvait fermé faute de fous. De mauvais esprits pourraient conclure de ce rapprochement que les clients des asiles ont tout simplement changé de crémerie et qu'ils composent maintenant l'Assemblée nationale. Mais ce n'est pas une histoire de fous. C'est une histoire de sous.
Les ministres de la Santé publique, qui doivent soigner nos foies, justifient leurs appointements en engageant la lutte contre l'alcoolisme.
Les députés de Marseille, qui doivent soigner leurs électeurs, justifient leurs appointements en leur laissant prévoir la liberté prochaine de la fabrication et de la consommation de leur apéritif national.
Or, par une cornélienne coïncidence, nos successifs ministres de la Santé publique — François Billoux, communiste, et Germaine Poinso Chapuis, M.R.P. — sont également députés de Marseille. Vous saisissez le drame ? Bon ! Que faire ? A tout hasard, on nomme une commission. Et que dit la commission ? Elle conclut à peu près :
Puisque tous les Français s'empoisonnent de toutes façons avec tous les alcools autorisés et encore plus avec les alcools prohibés, empoisonnons-les légalement en rétablissant la liberté des apéritifs.
Ça fera plaisir à tout le monde : aux fabricants, au ministre des Finances — qui perçoit d'énormes taxes sur les alcools libres, mais aucune sur les alcools clandestins — à la presse, privée de la publicité des apéritifs,
Il vaudrait mieux ne pas les empoisonner du tout : 63 % des crimes sont commis par des alcooliques... D'accord ! Mais depuis que, en France, tout ce qui n'est pas obligatoire est interdit, personne ne respecte les interdictions. Alors, allons-y gaiement ! Maintenant, pour ne pas avoir l'air de farceurs, déclarons avec force que nous forgeons de nouvelles armes pour lutter contre l'alcoolisme clandestin, si pernicieux, en rétablissant l'alcool libre, dont les méfaits, beaucoup moins graves, seront encore enrayés par les mesures suivantes :
Un étalage de jus de fruits obligatoire dans chaque établissement (sic) ; une éprouvette graduée dans laquelle les garçons de café mélangeront cinq volumes d'eau pour un d'alcool lorsqu'on leur demandera un pastis (resic). Et l'on est prié de ne pas rigoler ! De tout cela, il ressort clairement que, plus on fabriquera d'apéritifs, moins on en consommera.
Les députés méridionaux approuvent bruyamment cette logique aveuglante. Sauf un : M Paul Boulet, qui est contre Hélas ! M. Boulet est député de l'Hérault. Et quelle est la richesse de l'Hérault ? Le vin. Et que boit-on lorsque les apéritifs sont interdits ? Le vin des électeurs de M. Boulet.
C'est ce que M. Félix, député de la Loire Inférieure, rappelle perfidement. Il se fait d'ailleurs taper sur les doigts par M. Herriot Mais, enfin, il l'a dit.
Et pourquoi M. Félix est-il pour ? Parce qu'il est aussi le président de la commission de la Presse. Et que disent les directeurs de journaux ? Que, en autorisant la vente des apéritifs alcoolisés, on ne peut plus, logiquement, en interdire la publicité. Et pourquoi sont-ils si avides de publicité ? Parce que, sans elle, leurs journaux se meurent.
Or, tout le monde est d'accord pour déclarer qu'aucune lutte antialcoolique ne sera efficace si elle n'est vigoureusement appuyée par ce puissant instrument qu'est la presse.
On arrive donc à la situation suivante : la presse accueillera la propagande antialcoolique si elle a du papier.
Elle n'aura du papier que si elle le paye.
Elle ne pourra le payer, aux tarifs actuels encouragés par le gouvernement, que si elle prend de la publicité massive, et en particulier celle dés apéritifs.
Les apéritifs ne peuvent la lui donner que si leur fabrication est autorisée.
Elle ne peut être autorisée que par une loi votée à l'Assemblée nationale.
L'Assemblée ne votera que sur proposition d'un texte du ministre de la Santé publique.
Le ministre ne peut approuver qu'un projet de loi antialcoolique. L'Assemblée n'ayant pas voulu se laisser persuader qu'on combattra l'alcoolisme en rétablissant le pastis, la discussion se termine à 18 heures... par un renvoi à la commission.
Ce que voyant, les membres de la commission, accablés, sont allés boire un coup pour se remettre... À la santé du ministre de celle-ci.