Réflexion sur le vieillissement, les changements infligés par le vieillissement, qui affectent un visage. Les changements s'accentuent à la suite d'un choc psychique ou physiologique. Ne pas prolonger inutilement les « fausses apparences de la jeunesse »
Mme Jacqueline Kennedy a-t-elle apprécié le traitement auquel le « Sunday Times » de Londres l'a soumise, dans son supplément illustré ?
En couverture de ce magazine, le visage que nous lui connaissons a été reproduit, affecté de tous les glissements, plis, dépressions, gonflements et fronces que l'âge devrait, un jour, lui infliger. Une anticipation sur l'outrage du temps.
Théoriquement, on peut, en effet, voir aisément sur un visage de 35 ans comment il se dégradera. Ce qui demeurera intact — l'architecture — est déjà au point d'être enveloppé ou, au contraire, en voie d'être dépouillé. Sauf accident, embonpoint ou amaigrissement provoqué par une cause nouvelle, le processus ira s'accentuant.
Si le dépouillement l'emporte, le nez, imperturbable, paraîtra bientôt plus grand, les arcades sourcilières plus accusées, d'autant que les tempes, en tout cas, se creuseront. Les pommettes, la mâchoire se dégageront. Saillantes, la chair s'y accrochera longtemps. Sinon, elle glissera en fanons. Si c'est l'embonpoint qui gagne, il noiera les contours, escamotera les arêtes, rétrécira les yeux, avalera le menton.
Dépouillement et embonpoint peuvent modifier si sensiblement les volumes, l'équilibre initial d'un visage de 20 ans qu'il est exclu d'en imaginer les transformations avant qu'elles ne soient amorcées, sinon par analogie avec le visage d'un ascendant. Cela sans rien dire des nuances, celles de la carnation, qui s'éteint ou, au contraire, s'allume ; de l'iris, qui ternit ou se décolore ; des cheveux, qui perdent leur soie et leur vigueur, sinon
leur couleur, plus ou moins récupérable, quand ils ne désertent pas purement et simplement. Voilà le programme, inéluctable, mais dont la progression varie avec chacun.
On sait, pour avoir au moins observé les autres, que l'on ne vieillit pas tous les jours, du moins en apparence, puisque nous sommes, lundi, pareils à ce que nous étions dimanche et à ce que nous serons mardi. On vieillit, ou plutôt on change, en cinq, six, sept fois. Chaque fois à la suite d'un choc, physiologique ou psychique, d'où l'on ne sort pas comme on y était entré.
Les ondes, bienfaisantes ou malfaisantes, de ce choc s'inscrivent parfois en quelques jours, sur cette surface infiniment plus fascinante que celle de la Lune : un visage humain. Plaine morne brouillée de pluie, plage nocturne balayée par le phare des yeux, prairie de printemps ou terre labourée, il n'y a rien de plus beau qu'un visage humain, rien de plus émouvant que cet instant où la morgue de la beauté formelle commence à être exorcisée par le travail interne de la vie.
Les jeunes visages sont opaques. Peu à peu, ils deviennent transparents. Comment le choc a été reçu, ce qu'il allume ou éteint, brise ou révèle, voilà qu'à chaque étape on le voit de mieux en mieux. Il y a des visages de 50 ans si transparents qu'ils en sont indécents et que l'on a envie de dire : « Couvrez-vous, je vous en prie... » D'autres, abîmés en surface, malgré les produits d'entretien, qui valent pour l'homme comme pour le cuir, le bois ou le métal, deviennent lumineux en transparence.
Mais notre indifférence, à la longue, les éteint. Nous ne regardons jamais personne avec assez d'intensité soutenue pour retenir un visage au bord de sa fin. Sinon, peut-être que personne ne mourrait...
Le dessinateur sadique du « Sunday Times » a reproduit non pas l'aboutissement du processus de dégradation en surface, mais un moment, que l'on souhaite pour Mme Kennedy aussi lointain que possible si elle doit en être attristée. Et qui ne le serait ?
A l'intérieur du même journal, Brigitte Bardot, Rudolf Noureev et quelques personnages moins connus en France sont également représentés tels qu'ils seront, croit-on, dans leur « middle âge », tout cela pour démontrer, par l'image et par le texte, que « la vie peut commencer à 40 ans ».
Pourquoi pas ? Mais c'est là une idée que l'on nourrit parfois rétrospectivement, rarement le jour anniversaire de ses 40 ans, à moins de tomber amoureux dans la quinzaine, et jamais à 20 ans. Les jeunes gens croient qu'ils appartiennent à une race robuste, au sein d'une population déliquescente, les Autres. Quand ils découvrent qu'ils détenaient un privilège fugitif, c'est qu'ils l'ont perdu. De nouveaux jeunes surgissent, pour lesquels ils deviennent, à leur tour, les Autres, tous amalgamés. Et puis voilà.
Même si ces nouveaux jeunes ne voient pas encore que l'on a glissé hors de la jeunesse, on le sait et, dès lors, c'est fini. Parfois, c'est le contraire. Les jeunes voient clairement que vous n'êtes plus des leurs. Mais on l'ignore ou on veut l'ignorer. Jusqu'au jour où la jeune fille que vous saluez par son prénom vous répond : « Bonjour, madame... » et dit à l'homme qui vient de réussir un exploit sportif : «À votre âge, c'est formidable. Papa serait bien incapable d'en faire autant. »
C'est le moment de réagir. Mais comment ? Avec des « Qu'ai-je fait de ma jeunesse... » ? Des Lolita, comme si elles pouvaient être contagieuses, ou des Lolito ?
L'idéal serait d'entrer dans cet « âge moyen », avant que l'on ne vous y pousse, de franchir en souplesse la frontière de cette nouvelle zone de la vie qui durera à son tour une vingtaine d'années, de chercher à être jeune dans sa catégorie, plutôt que d'être vieux dans la précédente.
Plus facile à dire qu'à faire. Le succès de l'opération dépend de tant de facteurs... Peut-être ceux-là seuls qui ont bien parcouru le cycle affectif et physique complet des conduites convenant à leur âge, sautent-ils sans trop de douleur dans le « middle âge ». On peut toujours essayer. Ou bien se nier et devenir l'un de ces hommes, l'une de ces femmes pathétiques dont on rit, et on a tort. Rien n'est moins drôle qu'un être humain désaccordé, fût-il, horrible expression, bien conservé. Conservé dans quoi ?
Il n'y a pas de vie pendant laquelle, à tel ou tel moment, et parfois lors de l'adolescence, on ne sente le divorce entre le moteur et la carrosserie. Et puis l'ajustement se fait, ou se refait. L'étrange, dans la civilisation où nous sommes, est qu'il y ait de moins en moins de gens à peu près ajustés, et que l'on vous enseigne à prolonger les fausses apparences de la jeunesse, plutôt qu'à être bien dans sa peau, fût-elle moins veloutée.
Forte consolation de l'âge moyen : on s'y trouve souvent mieux, dans cette peau, à l'heure où elle vous trahit, qu'à l'aurore de la vie. La jeunesse n'est jamais si heureuse qu'aux yeux du souvenir.
Mardi, octobre 29, 2013
L’Express
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