Festival de Deauville (décrit avec humour)
Voulez-vous de la duchesse ? De la vedette ? De la petite femme ? Ou du millionnaire (en dollars, bien entendu) ? Nous avons tout cela, et beaucoup mieux encore. Deauville est peut-être le dernier endroit à la mode où l'on rencontre encore ce que l'on appelait autrefois des « gens du monde » sans préciser lequel.
Nous avons de tout, en blanc et en couleur, en Anglais, en Danois, en Argentin, et même en Français.
Pourquoi va t-on à Deauville l'été ? Pour rencontrer les gens que l'on voit à Paris et à Cannes l'hiver.
On pousse la porte du Ciro's, on trouve Albert ; Albert du Maxim's... On regarde les vitrines des magasins : ils s'appellent Hermès, Van Cleef, La Grande Maison de blanc... On cherche un coiffeur, on entre dans un bar, on salue un monsieur en se disant : « Où ai-je vu cette tête-là ? » Ce sont des noms de Paris, des têtes de Paris.
Alors, rassuré, chacun se dit : « Comme c'est agréable, les vacances!... On est enfin tranquille. »
Deauville, une plage ? Allons donc !... Une ville d'eau, où l'eau tomberait du ciel sous forme de pluie, pour se boire dans des verres sous le nom de Champagne. Trois hôtels, deux bars, deux restaurants, un casino et un pont — un pont qui s'appelle « des Belges » depuis quinze jours, parce que, histoire d'avoir aussi des représentants de l'armée, on a persuadé le général Kœnig et le général belge Piron de venir commémorer ensemble le débarquement et la libération de Deauville par les troupes belges.
Quelques toasts, quelques discours, quelques drapeaux — et hop, au prochain ! Au prochain week-end, bien entendu. D'un côté du pont, il y a Deauville. De l'autre, Trouville. D'un côté du pont, le paquet de Chesterfield se paye 250 francs, de l'autre 200. D'un côté du pont, la tablette de chocolat se croque pour 150 francs, de l'autre pour 80.
D'un côté du pont, la pension complète, dans le magnifique Hôtel du Golf, est de 5.000 francs par jour pour deux personnes...chauffage compris ! De l'autre, dans le dernier petit hôtel de la côte normande, il faut dépenser 3.000 francs par jour pour deux.
De tous les côtés du pont, on se nourrit abondamment de beurre et de crème fraiche...
Le matin, on se lève — pardon ! on se couche — vers 5 heures, vers midi on ouvre un œil, vers 13 heures le second.
L'après-midi, on potine au Casino ou aux courses. On énumère les bijoux que le roi du Cambodge a donnés à la jeune Parisienne qui l'accompagne... On pleure le départ de Clark Gable, qui avait de si jolies fossettes, mais on se console en se rappelant qu'il ne quittait, guère la belle comtesse Daurelys, Américaine divorcée d'un comte hongrois, qui a eu le don de déplaire aux femmes... parce qu'elle plait à Clark Gable.
Le taureau aux yeux bleus, Joseph Kessel, est passé en flèche, le temps de manger quelques verres après les avoir bus.
Marcelle Derrien, starlett de service, a remis les coupes d'argent aux gagnants du concours d'élégance automobile, qui sont repartis, comme d'habitude, en emportant chacune un Grand Prix de quelque chose.
Mlle Billermon (confection en gros) a présenté une somptueuse Delahaye blanche carrossée par Franet... qui donne tout de suite envie de se mettre confectionneur.
Guy de Rothschild joue au golf, Van Dongen joue avec sa barbe et tout le monde joue au baccara ou à la roulette, parce que celui qui ne joue pas, à Deauville, a la mauvaise conscience de l'invité qui part à peine le dessert avalé.
À chaque week-end arrivent d'impeccables Anglais auxquels personne n'a l'indiscrétion de demander comment ils font pour ajouter des zéros à leurs 35 livres réglementaires.
Mlle de. Noailles et Jean Paqui sont venus sauter au concours hippique ; les chevaux chiliens viendront par avion courir au polo ; Borotra et Brugnon viendront montrer aux joueurs de tennis comment on joue quand on sait...
Après ces après-midis épuisants où l'on regarde les autres courir, sauter, s'agiter, le Tout Deauville disparait pour reparaître, deux heures plus tard, dans l'inévitable tenue de soirée.
Les Anglais sont un peu plus rouges, parce qu'ils ont bu quelques whiskies en s'habillant ; les Américaines du Sud sont un peu plus blanches, parce qu'elles ont mis de la poudre ; les Françaises sont un peu plus jolies que les autres, parce qu'elles savent que ce n'est pas vrai, et qu'il faut cependant qu'elles arrivent à le faire croire...
Lorsque, à 4 heures, l'orchestre du Brummel a terminé la farandole rituelle qui entraîne les danseurs à travers les rues proprettes de la ville, la décence vous autorise à aller vous coucher pour rêver que l'on retourne des 9 au lieu de s'en retourner nettoyé.
À l'horizon, les lumières du Havre clignotent. Quand on ne voit pas le Havre, c'est qu'il pleut. Quand on le voit bien... c'est qu'il va pleuvoir.
Le bruit court que Deauville est au bord de la mer. Mais personne, dans la ville, n'a encore été le vérifier.
Roi de Deauville l'été et de Cannes l'hiver, André a plutôt l'air, sur cette image, d'un dictateur. En vérité, il est l'un et l'autre à la fois, si l'on admet que les rois ont le savoir vivre et les dictateurs l'ambition. Ancien employé des pompes funèbres, il a affirmé d'abord à Cannes ses exceptionnelles qualités d'organisateur, d'administrateur et d'amphitryon ; après la guerre, il a ressuscité Deauville, que son prédécesseur, Cornuché, avait eu le mérite de garder intacte. Directeur de trois casinos, André, qui est aujourd'hui un des hommes les plus connus et les plus riches du monde, passe sa vie devant les tables de jeu, qu'il ne quitte jamais avant l'aube.
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Vers midi Deauville dort encore.
Deux heures du matin. Le cœur de Deauville bat très fort. Et celui de Clark Gable, qui serre contre lui la dame de ses rêves, la comtesse Daurélys. Et ceux, innombrables, des non-élues.